Charles Perrot,
professeur honoraire de
l’Institut Catholique de Paris
Les commentateurs parlent souvent
du récit de Mt 1,18-25 comme celui de l’Annonce à Joseph. Mais un titre
risque parfois de durcir le sens d’un texte, un sens souvent pluriel dans le
cadre de la polyphonie biblique à commencer par l’évangile de Matthieu
considéré en son ensemble. De plus, le récit de Mt 1,18-25 dépasse la simple
annonce d’une naissance. Mais je ne sais si des titres comme : Jésus, le
fils de David par Joseph ou encore : la paternité de Joseph rendent
parfaitement compte de son contenu. La difficulté de trouver un titre adéquat
est déjà révélatrice. Quelle est la fonction littéraire et la raison de ce
texte au cœur du récit d’enfance de Jésus selon Matthieu 1-2, voire au départ
de cet évangile considéré en son entier ? En quoi l’évangéliste issu d’un
milieu juif maintenant confessant Jésus le Messie d’Israël a-t-il besoin de
s’encombrer d’une aussi curieuse histoire portant, à la fois, sur la non
paternité et la paternité de Joseph ? Car si Dieu est le Père de Jésus - telle
est la foi de l’Église de Matthieu -, comment rattacher Jésus à la lignée
messianique, et à Abraham d’abord ? Dès les premiers temps de l’Église, chez
les Pères et toute la tradition herméneutique ensuite, d’innombrables
commentaires tentent d’en déchiffrer l’énigme. Nous ne ferons pas mieux, avec
peut-être le souci de respecter en la circonstance les exigences
méthodologiques de l’exégèse contemporaine.
Dans le cadre des procédures exégétiques
et herméneutiques mises récemment au clair par la Commission biblique
pontificale (1993), nous nous situerons surtout au niveau littéraire dans
la coulée d’une analyse narrative, sans se perdre dans les tourments
psychiques d’un homme en désarroi, et donc sans nous laisser aller à des
reconstructions subjectives, soi-disant historiques, portant sur le doute de
Joseph par exemple. En d’autres mots, il ne s’agit pas de refaire ou de
parfaire l’histoire racontée, en s’égarant dans de fausses questions du genre :
pourquoi la vierge Marie n’a-t-elle pas averti son époux à temps, au lieu de
laisser un ange intervenir en sa faveur ? A cela, certains objecteraient:
Joseph l’aurait-elle crue ? Mais tout peut être imaginé alors ! Il faut donc refuser
d’entrer dans le jeu de ces fausses expansions pour en revenir au récit tel
qu’il est, et non pas tel qu’on voudrait le lire. Dès lors, sans se laisser
immerger dans ce que l’on croit être l’événement premier, désigné en-deçà d’un
récit qui le raconte littérairement, il importe de se situer d’abord au seul
niveau du narrateur et de la communauté qui le porte. Avec une question majeure
à poser : quelle est la raison littéraire de ce récit, sa fonction narrative ?
L’interrogation proprement historienne pourra seulement venir par la suite,
sans oublier qu’il y a toujours une distance à respecter entre, d’une part, une
histoire racontée littérairement à l’aide d’un langage visuel de type sémitique, et, d’autre part, les traces possibles de ce que la tradition
orale judéo-chrétienne, drainée littérairement par Matthieu, rapporte comme un
fait du passé. Faut-il ajouter qu’en matière historique il y a souvent un
déplacement du regard à opérer entre ce qui est littérairement narré et ce sur
quoi le récit porte ? L’affaire se complique d’autant plus qu’en l’occurrence
l’événement désigné par l’ange du récit dépasse de soi les limites d’une
investigation purement historienne. Le récit s’appuie sur un acte de foi
portant sur la filiation divine de Jésus, avec sa conséquence : comment situer
Jésus dans la lignée de David ? S’il est de Dieu, comment peut-il être de David
? Et non pas d’abord : s’il est de David, comment peut-il être de Dieu ? La
communauté judéo-chrétienne de Matthieu dans les années 80 - une Église assurément
bien différente de celle de Paul - n’en confesse pas moins en premier ce que la
tradition appellera plus tard la divinité de Jésus. Et c’est cette confession
première qui chez le narrateur déclenche la difficulté. Ouvrons le dossier.
Après un rappel de la situation
littéraire du récit dans l’évangile de Matthieu et quelques considérations
rapides sur sa structure, sans pouvoir se livrer ici à une exégèse détaillée de
l’ensemble, nous mettrons l’accent sur quelques éléments seulement qui, aujourd’hui
comme hier, ne laissent pas de provoquer l’étonnement, en particulier sur : la
répudiation de Marie, la filiation davidique de Jésus et l’histoire des
traditions judéo-chrétiennes en jeu dans ce récit.
1. La situation littéraire du récit.
Le récit de Mt 1,18-25 est étroitement relié
au précédent et prépare le suivant. Mt 1,1 commence par les mots : Livre de l’origine (en grec, genesis)
de Jésus Christ; et au v. 18, on lit . Or, du Christ Jésus, telle fut
l’origine. La généalogie de Jésus, portant le titre du livre grec de la Genèse,
inaugure le récit de la genèse du Sauveur comme celle d’un monde nouveau. Elle
reprend synthétiquement toute l'histoire du peuple de Dieu depuis Abraham pour
situer le Messie et annoncer la question essentielle : Qui donc est Jésus ?
D'où vient-il et de qui est-i1 ? Est-ce un fils de David par Joseph, son père ?
Mais ce dernier peut-il être désigné comme son père, puisqu’il ne l’a pas
engendré ? La généalogie du chapitre 1 joue, à la fois, sur le registre de la
continuité - la figure de Jésus s’inscrit au terme de l'histoire messianique -
et sur celui d’une étrange discontinuité : Jacob engendra Joseph l’époux de
Marie de laquelle est engendré Jésus appelé Christ (1,16). De laquelle (Marie)
et non pas du quel (Joseph) : ce qui met directement en
question la lignée messianique de Jésus. Car il y a discontinuité. L’annonce
angélique va alors dénouer la difficulté en confessant comme une double
reconnaissance de paternité : l’enfant est tout entier de Dieu, et il est aussi
le fils de David par Joseph. Dans l’évangile de Luc l’annonce à Marie déclarait
aussi la filiation divine de Jésus, le Fils du Très Haut, mais sans
trop insister sur l’héritage davidique (Lc 1,32). Chez Matthieu, dans le cadre
d’une communauté largement composée de juifs confessant le Messie, l’accent
porte sur la fidélité de Dieu à l’endroit de la promesse messianique, alors
même que l’enfant vient de Dieu. Le récit qui suit tente en conséquence de
lever l’énigme d’une apparente rupture généalogique. Il veut résoudre
l’étonnante contrariété entre deux assertions reprises de la tradition
judéo-chrétienne : celle portant sur la discontinuité - il y a rupture
généalogique, puisque Dieu est en jeu, et non pas Joseph - et celle portant sur
la continuité de l’histoire messianique de par le fait de Joseph. Tout le récit
tourne ici autour de la figure de Joseph, et non de Marie comme en Lc 1-2.
L’énigme ensuite résolue, le Fils de Dieu pourra naître à Bethléem, la cité de
David (Mt 2).
2. Le déroulé narratif
La structure
littéraire de Mt 1,18-25 porte la marque de cette contrariété où la
transcendance de l’origine de Jésus doit s’inscrire dans une continuité humaine
et messianique. Cette structure narrative apparaît alors comme remodelée à
partir des récits d’annonce largement connus par ailleurs. D’un côté, ce récit
entre dans le jeu des récits d’annonce et/ou de mission dont on connaît de
nombreux exemples dans l’Écriture, la littérature intertestamentaire, saint Luc
et ailleurs. Et de l’autre, le narrateur restructure ce récit d’annonce pour
certifier la filiation davidique de Jésus sans nullement ébrécher sa filiation
divine. Le tout est authentifié par l’Écriture selon le procédé habituel de
l’évangéliste qui jalonne son récit des citations dites d’accomplissement : afin que s'accomplisse ce qui a été
dit par le prophète (Mt 1,22)[1].Car
tout répond au dessein de Dieu. Développons quelque
peu.
Dans l’Écriture les récits d’annonce suivent
plus ou moins le même canevas narratif. Et ils sont assez nombreux, annonçant
par exemple la naissance d’un fils de David (1 R 13,1-3; 1 Ch 22,9-10; Is
7,14); ou encore, dans la littérature intertestamentaire l’annonce du petit
Moïse, faite à Amram son père[2]. Chez Matthieu,
toutefois, l’annonce apparaît presque comme seconde - elle ne constitue pas la
pointe du récit, mais sert à son dénouement. Le canevas habituel d’un récit
d’annonciation est ici remodelé. D’ordinaire le narrateur de ce type d’histoires
rappelle, disons-le en sept points : (1) D’abord, la situation des personnages
en jeu, en soulignant une difficulté - par exemple, chez Luc, la
stérilité d’Élisabeth ou la virginité de Marie. Chez Mt l,18s, la difficulté
est double : Dieu seul est le Père de Jésus, et en conséquence Joseph ne
saurait reconnaître un enfant qui ne lui appartient pas. Ce qui ruine son
mariage et barre la légitimité messianique de l’enfant. (2) En deuxième
point, survient la vision d’un envoyé du Seigneur. Chez Matthieu, l’ange du
Seigneur[3] lui apparut
en songe pour délivrer le message divin (Mt 1,20; 2,13.19)[4]. (3) En troisième,
le narrateur relève le trouble alors occasionné, jugulé par les mots : Ne
crains pas (Lc 1,13 et 30)[5]. En Mt 1,20, le
songe ne provoque pas la frayeur, mais l'expression est adroitement intégrée à
la phrase : Ne crains pas de prendre… Joseph doit surmonter son refus.
(4) En quatrième point, l’annonce de la venue, l’attribution du nom et de la
mission débutent souvent avec une expression quasi technique : Voici
(Lc 1,20. 31)[6]. En Mt 1,23, le
même mot introduit la citation biblique tirée d’Isaïe. (5) En cinquième lieu,
surgit une difficulté, un empêchement apparent comme dans Lc 1,18.34. Mais dans
Mt 1,20, c'est le dessein de Joseph voulant renvoyer Marie qui crée la
difficulté. (6) En sixième, un signe est souvent donné par le messager divin
pour authentifier l'annonce (Lc 1,19-20 et 35-36). Chez Matthieu le
signe fait défaut, mais la citation d’Isaïe 7,14 comble ce vide, car le signe
donné par Dieu au roi Akhaz porte justement sur la naissance du futur roi issu
de la lignée de David : Aussi bien le Seigneur vous donnera-t-il lui-même un
signe : Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui
donnera le nom d'Emmanuel. Chez Mt 1,23, ce signe tiré de l’Écriture
n’authentifie pas seulement le message, il l’inscrit dans la trame du dessein
divin; et l’ange devient l’herméneute de l’Écriture[7]. (7) Enfin le
septième point, chez Matthieu l’attention ne porte pas tellement sur la réalisation
de l’annonce - la naissance de Jésus est chez lui rappelée à mots brefs -, mais
sur l’exécution du message par Joseph : ce dernier va quand même assumer cette
singulière paternité ! Comme on voit, le langage conventionnel du narrateur,
tissé à partir des récits d’annonce analogues et sur lesquels nous reviendrons,
n’a pas empêché l’évangéliste grec de l’adapter librement à une situation
littéraire nouvelle. Considérons maintenant les points suivants, pour nous
toujours étonnants, et d’abord :
3. La répudiation de Marie
Relisons littéralement
Mt 1,18-19 : Marie, sa mère, ayant été accordée à
Joseph, avant d’aller ensemble, fut trouvée enceinte de par l’Esprit saint.
Joseph, son homme, étant un juste et ne
voulant pas l’exhiber publiquement, voulut la répudier secrètement. Marie
est accordée ou mariée à Joseph son époux, et non pas simplement fiancée. Les
fiançailles n’étaient pas connues à l’époque. Or, Marie se trouve enceinte par
le fait de l'Esprit Saint, c’est-à-dire par la force de Dieu d'après le sens
courant de ce mot dans l’Écriture et la littérature intertestamentaire. Cette
mention de l’Esprit s’éclaire, de nouvelle manière dans le cadre d’une
pneumatologie judéo-chrétienne dont, entre autres, Matthieu porte l’écho (Mt
3,11ss ; 28,19). Comme on sait, le motif scripturaire de l’Esprit est souvent
lié à celui d’une création nouvelle[8] ou à celui de la
Vie[9], parfois à
l’annonce du Fils de Jessé ou du Serviteur, sans parler de l’Esprit de Dieu
qui fond sur Marie, la sœur de Moïse, lors d’un songe lui annonçant la
naissance de ce dernier[10]. Chez Matthieu,
l’Esprit porte une vie nouvelle, mais sans le désigner comme père, d’autant
plus que le mot Esprit est féminin dans les langues sémitiques.
Poursuivons la lecture de
Matthieu. Joseph est un juste, tels Abel le juste (Mt 23,35), Noé (Gn 7,1),
Moïse (LAB 24,6), Zacharie et Élisabeth (Lc 1,6), c’est-à-dire des
personnes parfaitement ajustées à la volonté de Dieu en suivant
fidèlement la Loi de Moïse. Mais en quoi cette justice interfère-t-elle en
l’occurrence, puisque Joseph ne l’applique apparemment pas ? Il ne voulait pas
la bafouer, littéralement l’exhiber publiquement[11]; et il
résolut de la répudier secrètement. Le texte ne précise pas si c’est pour lui
éviter le châtiment prescrit par la Loi, allant théoriquement jusqu’à la
lapidation (Dt 22,23-24; Jn 8,5). De toute façon, une répudiation, même en
douceur, reste un acte public et légal devant témoins, avec billet de
répudiation ou lettre de divorce[12]. Une répudiation secrète
est inconnue à l’époque.
Ces
difficultés troublèrent fort les Pères de l’Église, mais trouvent pour une part
leur solution dans le cadre d’une meilleure connaissance des anciennes coutumes
juives. Le mariage s’effectuait alors en deux temps. Après l'engagement mutuel
qui liait les époux et les situait déjà dans la sainteté du mariage (en
hébreu qiddushim)[13], la jeune épousée
restait d’abord sous le toit paternel durant une année environ, jusqu'au jour
où l'époux la prenait chez lui pour mener vie commune. L’élément avant
d’habiter ensemble (lit. d’aller ensemble) se réfère à cette
coutume. Durant l'année où l'épouse restait encore sous le pouvoir paternel,
les relations conjugales n'étaient apparemment guère admises, du moins en
Galilée, dit-on, mais la documentation à ce propos reste tardive. N'oublions
cependant pas que les filles se mariaient ou plutôt étaient mariées entre douze
et quinze ans[14], et les garçons
n'étaient guère âgés non plus. Joseph est un jeune homme.
La récente découverte d’un manuscrit
grec égyptien, datant du 12 janvier 134 avant notre ère, permet de préciser
l’ancienne pratique coutumière juive et offre pour la première fois un étonnant
parallèle au récit de Matthieu, mais comme à rebours. Rédigé sous le règne de
Ptolémée VIII, ce papyrus grec trouvé à Hérakléopolis, à l’entrée du Fayum (P.
Polit. Iud. 4), est actuellement à l'université de Heidelberg (P Heid. Inv. 6
4931). Il s’agit de la plainte d’un certain Philotas pour rupture d'un mariage
déjà engagé, avant même la cohabitation. Voici les éléments de cette plainte
donnant lieu à un citation à comparaître : Pendant l'année en cours, j'ai
demandé en mariage Nikaïa, fille de Lysimachos. Son père susdit a promis par
serment de me la donner [pour épouse], ainsi que la dot constituée pour
elle à laquelle je consentais. Ainsi, alors que non seulement des engagements
avaient été pris ensemble, mais encore que [les rites] prescrits par la
Loi ont été célébrés, nous nous sommes séparés dans de telles circonstances.
Or, peu après, il a uni Nikaïa à un autre homme sans raison valable, avant
d'avoir reçu de ma part la coutumière lettre de divorce. Je vous demande donc,
si bon vous semble, d'ordonner que l'on écrive aux Juifs de son village
d'enjoindre à Lysimachos de venir devant vous afin que. si les choses sont bien
ce que j'écris ici, une décision soit prise à son égard selon la Loi et qu'il
soit forcé à me […][15].
L’homme réclame donc un dédommagement, car le mariage étant engagé,
l’épouse même séparée devrait être reconnue comme adultère, puisqu’une lettre
de divorce n’a pas encore mis fin à la dite union. Le mariage est bien réel et
même sanctifiée, mais l’épouse n’est pas encore introduite dans la
maison de son mari. Si donc elle va avec un autre homme avant de
recevoir un billet de répudiation, le mari est lésé et réclame un
dédommagement[16].
Or, sur l’ordre de l’ange, Joseph va faire le contraire. Il ne
suscite aucun procès de soi public et ne remet aucune lettre de répudiation.
Sans l’intervention divine, il se serait retiré sans plus, car l’enfant n’est
pas sien. Il n’a aucun droit de paternité et ne saurait léser son vrai
propriétaire. Bref, Marie resterait chez elle (et non pas renvoyée), et
cela sans bruit - ce qui implique un Joseph prenant en quelque sorte la faute à
sa charge : il n’est pas venu la chercher ! Or, Dieu lui demande de le faire
quand même et, plus encore, de donner un nom à l’enfant, c’est-à-dire de le
reconnaître comme sien[17]. Mais comment
peut-il être désigné véritablement comme le père de Jésus au point d’insérer l’enfant
dans la lignée de David ?
4. La paternité de Joseph.
De nombreux points
mériteraient d’être soulevés. Relevons seulement les suivants :
(1) Chez Matthieu, comme chez
Luc d’ailleurs, l’héritage davidique est transmis par Joseph, et non par Marie.
Au fait, on entend souvent dire que la judéité est transmise par la mère. Mais
un tel motif est encore inconnu au premier siècle. A l’époque de l’empereur
Hadrien seulement (117-138), après l’interdiction radicale de circoncire les
enfants sous peine de mort, les jeunes, de fait incirconcis, devaient en
appeler à leur mère pour certifier leur appartenance juive. Autrement, la suite
la circoncision introduisait l’enfant au sein du Peuple élu et, en lui donnant
un nom, son père l’inscrivait parmi les siens, en l’occurrence au sein de la
lignée de David.
(2) Mais ne s’agit-il pas ici d’une adoption
seulement ? Le mot peut égarer. En effet, si l’adoption légale est largement
connue dans le monde romain, elle ne l’est pas dans le judaïsme. C’est Dieu
d’abord qui donne un enfant, et non pas l’homme qui se le donne. Le motif est
courant dans le judaïsme de l’époque et ailleurs aussi. Dieu est d’abord celui
qui ouvre le sein ou qui le ferme. Rapportons seulement un
élément du premier siècle tiré du pseudo-Philon portant sur la naissance de
Samson, alors que sa mère était stérile : Le Seigneur envoya son ange… et
lui dit : C’est toi la stérile qui n’enfantes pas; c’est toi le sein qui es
empêchée de donner progéniture. Mais le Seigneur a entendu ta voix…et il a
ouvert ton sein. Voici que tu concevras et enfanteras un fils, tu lui donneras
le nom de Samson (LAB 42,3).
Cela n’empêche pas de reconnaître aussi la paternité
humaine, au moins à titre second. Mais parfois, il y a doute. Ainsi un écrit
juif araméen, l'Apocryphe de la Genèse découvert à Qumrân, rapporte la
naissance extraordinaire du petit Noé, au visage transformé à tel point que son
père en est troublé. Lamech croit que l'enfant est le fruit de l'union de sa
femme avec un ange - à la manière de ces fils de Dieu dont parle Genèse 6,1-4.
Mathusalem, le grand-père, rassure notre homme : son fils est bien de lui ! (1QApGn
1)[18]. Or, chez
Matthieu, Joseph refuse d’abord d’empiéter sur la propriété d’autrui, puis,
apprenant le mystère de cette naissance, il accepte la fonction paternelle.
C’est un juste, fidèle à suivre ou à s’ajuster à la volonté de
Dieu, et dans son geste premier de renvoyer Marie et dans son acceptation
finale. Dieu lui donne un fils auquel il donnera un nom. Mais, à la différence
du petit Noé de la légende, l’accent du récit porte sur deux points en
apparente contrariété : Joseph n’est pas du tout le père de Jésus et Dieu lui
donne pourtant d’assumer cette paternité, sans pour autant lui donner le titre
de père. L’argument peut aujourd’hui sembler étonnant, mais sans doute beaucoup
moins à l’époque. Car c’est Dieu d’abord qui accorde le don de la paternité et
celui aussi de la filiation. Il donne l’enfant et a fortiori ces enfants
de l’élection, tel Israël (Ex 4,22s; Dt 14,1s) ou le roi messie[19]. Comme le déclare
l’auteur de la lettre aux Éphésiens 3,5 : Je fléchis les genoux
devant le Père (en grec, patèr) de qui toute famille (patria) est
nommée - ou : de qui toute paternité tire son nom. Dieu est le Père
par excellence, et Il se donne des fils. Ainsi Paul déclare aux siens : Vous avez reçu un Esprit de filiation (Rm 8,15.23) [20] - non pas un
esprit d’adoption comme on le traduit souvent. Par l’Esprit Saint Dieu
donne aux croyants d’être des fils authentiques. De même, dans la tradition
judéo-chrétienne reprise par Matthieu, et cela poussé à l’extrême : si, au
Baptême et à la Transfiguration, Dieu désigne son Fils, il donne aussi à Joseph
d’en être le père. C’est l’action de Dieu qui compte. C’est Lui qui attribue la
paternité et la filiation.
Encore faut-il situer l’importance de ce motif chez Matthieu. Dans le contexte
gréco-romain, l’accent est souvent mis sur la genèse soit-disant divine des
héros d’autrefois, tels César et autres. D’aucuns parlent même d’une conception
de Romulus qui serait virginale[21]. Ou encore, le
juif Philon d’Alexandrie relève allégoriquement la virginité de Sara, Léa et
Rébecca[22]. Ces éléments
d’apparence analogues sont bien connus; ils visent à glorifier, sinon à
diviniser les personnages en question. Mais chez Matthieu, tout en
reconnaissant hautement la filiation divine de Jésus, l’accent porte d’abord
sur son rattachement à la lignée de David. C’est l’insertion de Jésus au sein
d’Israël qui le préoccupe, afin de lutter, d’un côté, contre une sorte
divinisation, disons, à la manière hellénistique, et de l’autre, contre
certaines allégations juives sur sa naissance douteuse. Certes, ces points
n’apparaîtront violemment qu’à partir du second siècle, mais l’évangéliste
soupçonne déjà la difficulté. Pour lui, la filiation divine de Jésus est une
évidence, mais à l’encontre d’un docétisme naissant, il veut fortement
souligner l’originalité chrétienne : Jésus n’est pas un homme divinisé, mais le
Fils de Dieu qui s’inscrit dans l’histoire des hommes, celle d’un Peuple dont
il est le Messie. Or, une telle inscription passe d’abord par Joseph, et non
pas par la mère, considérée souvent dans un milieu juif ou ailleurs comme le
simple support nourricier d’une vie qui ne vient pas d’elle[23].
La différence est nette à ce propos entre Luc centré sur la figure de Marie, et
Matthieu sur celle de Joseph. Il n’est pas facile de la percevoir exactement,
tant nous sommes imprégnés de la pensée lucanienne. Jésus est des nôtres, il
est de notre humanité, puisqu’il est né de la chair même de la Vierge Marie.
Mais dans le milieu juif de Matthieu où l’enfant n’est guère qu’en dépôt chez
sa mère, la tradition judéo-chrétienne reprise par l’évangéliste prend une
importance extrême, puisque c’est par Joseph, celui à qui Dieu demande
d’exercer le rôle paternel, que l’enfant s’enracine dans notre humanité. Par la
suite, la tradition chrétienne insistera surtout sur le rôle de Marie portant
l’enfant issu de sa chair, en lui donnant alors tout son poids d’humanité.
Ainsi la tradition lucanienne, largement reprise par l’Église, a-t-elle corrigé
une perception quelque peu dévalorisante de la femme considérée comme un simple
réceptacle. L’humanité de Jésus, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus haut en
humanité, vient aussi de la chair de Marie. Mais jusqu’à quel point la
tradition chrétienne n’a-t-elle pas quelque peu voilé ensuite la figure de
Joseph, en reprenant quasi exclusivement une perception grecque de la situation
par Luc au détriment d’une saisie plus juive à la manière de Matthieu ?
(3) Complétons rapidement la lecture de
Matthieu : Mais il ne la connaissait pas jusqu'à ce qu'elle enfanta un fils;
et il l'appela du nom de Jésus[24]. On
remarquera l’imparfait duratif. Le narrateur ne veut pas spécialement souligner
la chasteté de Joseph, mais dire son respect à l’endroit de Celui dont l’enfant
relève radicalement. Rien n’est dit pour la suite; cela n’entre pas dans le
champ du récit évangélique[25]. Dieu confère à
Joseph le don de la paternité, sans pour autant que Matthieu lui attribue directement
le titre de père, ici et ailleurs, à la différence de Luc (Lc 2,33). Joseph
exerce cette fonction en donnant un nom à Jésus : Yh sauve; et cela, en
raison de sa mission : sauver son peuple de ses péchés (v. 21)[26]. Comme ce nom est
de fait différent de celui dont parlait le prophète, le rédacteur matthéen
modifiera le texte hébreu d’Is 7,14 : ils (les autres) l’appelleront
du nom d’Emmanuel - et non pas : elle l’appellera ou tu
l’appelleras. Le sens de ce nom - Avec nous (est) Dieu ! - ne
porte pas d’emblée sur la divinité de Jésus, mais s’inscrit comme le signe
d’une présence divine à nouveau active. Par Jésus, le dessein libérateur de
Dieu va se réaliser. Ce motif s’épanouira en Mt 28,20, au terme de l’évangile.
(4) Au terme de ces quelques réflexions sur
la paternité de Joseph, insistons encore sur la raison de ce récit. Le don
divin de cette paternité inscrit Jésus dans l’histoire de son peuple et
la lignée de David. Voilà donc levée une réelle inquiétude judéo-chrétienne :
si Jésus est confessé Fils de Dieu, comment peut-il être aussi fils de David ?
La question affleure déjà chez Mc 12,35-37 : David lui même le dit Seigneur;
par où dès lors est-il son fils ? (v. 37). Chez Paul, avant l’an 60 de
notre ère, la question n’apparaît pas encore très vive. Dans Ga 4,4, l’Apôtre
écrit : Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sous la Loi. L’humanité
et la judéité de Jésus sont relevées, mais sans soulever plus avant la question
du rapport contrasté entre cette humanité et la filiation radicale de Jésus. Ce
Fils né d’une femme vient d’ailleurs, du Père. La figure de Joseph
n’apparaît pas. L’Apôtre, celui des lettres authentiques, confesse d’abord la
seigneurie du Fils de Dieu, celle d’un Seigneur qui s’inscrit dans l’histoire
jusqu’à la croix, mais sans s’affronter directement à la menace docète. La pensée
grecque n’a pas encore subvertit le message judéo-chrétien. Certes, dans Rm
1,3s, Paul joue sur le contraste entre le Fils de Dieu et le fils de David. Il
reprend alors une double tradition judéo-helléniste chrétienne, issue
d’Antioche probablement, et il organise le rapport entre les deux affirmations
éminemment contrastées en relevant la lignée de David selon la chair et
la filiation divine selon l’Esprit de sainteté. Mais l’Apôtre n’éprouve
pas le besoin de justifier la lignée humaine de Jésus, fils David. C’est pour
lui, évident. De son côté, dans une langue narrative qui se veut le
reflet d’un événement, Matthieu décèle mieux la difficulté, et tout en
affirmant hautement la filiation divine de Jésus, il n’entend pas moins
désigner Joseph comme celui qui inscrit Jésus dans l’histoire de son Peuple.
Bref, on devine déjà derrière ces accents différents au sein des premières
traditions judéo-chrétiennes tout le bouillonnement d’une pensée qui veut
percer le mystère de Jésus. Mais comment dire le mystère de l’Incarnation, un
mystère au-delà de toute parole !
Dès lors, jusqu’à quel point est-il possible de
retracer l’histoire de la tradition matthéenne en l’occurrence ? Est-il
possible de distinguer les étapes de cette méditation à forme narrative voulant
dire l’indicible ? Comme on sait, ce type de lecture diachronique demeure
toujours sous le signe de l’hypothèse, et en même temps elle reste nécessaire à
produire dans le cadre d’une théologie qui veut prendre en compte l’historicité
de ses affirmations. Un discours théologique d’emblée trop englobant, qui
voudrait harmoniser de force des données bibliques éparses, égare le plus
souvent. Aussi faut-il toujours prendre en compte la diversité première des
anciennes traditions judéo-chrétiennes et pauliniennes, avant de s’insérer dans
le cours déjà plus unifié des constructions théologiques postérieures, sans
pour autant s’arracher à l’emprise de l’histoire.
5. L’histoire de la
tradition
Situons-nous d’abord au sein du
monde juif au premier siècle, alors que les récits d’enfance des héros
bibliques étaient particulièrement prisés comme l’attestent plusieurs
témoignages tirés des écrits intertestamentaires, des targums et des anciens
midrashim[27]. Partant de
l’Écriture, ces traditions haggadiques ou narratives portaient sur Moïse,
Samson, Samuel et autres. Elles étaient le fruit d’une lecture ou d’une
relecture amplifiée de l’Écriture accompagnée parfois d’une homélie. Le matin
du sabbat à la synagogue, avec des lectures tirées de la Torah et des
Prophètes, se présentait alors comme le creuset vivant où s’assemblaient ces
diverses traditions. Plus tard (après le IIè s. de notre ère), dans le cadre
d’un Cycle Triennal de lectures en Palestine, deux sabbats au moins mirent en
valeur la naissance extraordinaire de ces héros bibliques : ainsi, après la
lecture de Gn 16,1s sur la naissance d’Ismaël, on lisait Is 54,1s : Crie de
joie, stérile. Plus tard, à la suite de Gn 21,1s sur la naissance d’Isaac,
on lisait 1 S 2,21s sur le petit Samuel. Or, avant même le premier siècle, ce
phénomène d’aimantation textuelle était déjà connu. Et tout naturellement,
dans Ga 4,21-33, Paul s’appuie sur Gn 16 et cite explicitement Gn 21, 10 et Is
54, 1, pour célébrer maintenant la naissance de l’Église[28]. Bref, avec grande
liberté, les motifs haggadiques passent d’une tradition à l’autre, et chez
Matthieu aussi, sinon déjà dans la tradition judéo-chrétienne qui lui sert de
support, on voit l’auteur se livrer à ce jeu d’emprunts textuels et tremper sa plume dans les autres récits bibliques et
apocryphes de ce type. Mais de quelle manière ?
Situons-nous, autant qu’il est
possible, au niveau des
premières communautés judéo-chrétiennes (au pluriel) d’où surgirent les
diverses traditions ensuite ramassées et coordonnées par Matthieu en
particulier. Trois traditions surtout s’entremêlent en la circonstance, qui
semblent distinctes au départ : en premier, une tradition dans la ligne d’une
réflexion sur Jésus d’abord reconnu comme le prophète eschatologique,
c’est-à-dire le nouveau Moïse. Puis, une autre tradition suivant une ligne
directement messianique ou royale et donc proprement christologique, celle du
Fils de David où Jésus est désigné comme le Messie d’Israël. Enfin, la
troisième tradition confesse plus immédiatement l’origine transcendante de
Jésus, celui qui est le Fils du Père. Chez Mt 1,18-25, et dans tout son
évangile ensuite, ces traditions convergent en partie. Ce récit reflète en
quelque sorte la confrontation et l’harmonisation de ces trois confessions de
foi judéo-chrétiennes sur le prophète comme Moïse, sur le fils de David et sur
le Fils de Dieu. La convergence de ces motifs s’opère au moins dès les années
80 de notre ère, et le récit de Matthieu garde la trace historique de ce
langage en voie d’unification christologique. Précisons à mots brefs.
Selon l’Écriture et les traditions intertestamentaires, deux mouvements au
moins drainent l’espérance d’Israël : l’un aspire à la venue du Prophète comme
Moïse à la suite de Dt 18,15, en l’attente du prophète eschatologique qui
bousculera les temps derniers; l’autre se situe dans une ligne proprement
messianique ou christologique au sens premier du mot. Les deux mouvements
restent distincts, même si, à Qumrân déjà, on relève une
certaine tendance à les relier ensemble, sans toutefois les confondre[29]. Le Prophète
eschatologique se messianise en quelque sorte. Or, au sein des premiers
groupes judéo-chrétiens, on peut reconnaître aussi ces divers langages qui
s’entrecroisent en partie, avant de se conjoindre en l’unique personne de
Jésus. Sans doute le groupe judéo-chrétien de Galilée identifiait-il plutôt
Jésus comme le nouveau Moïse, tel Celui qui vient, le prophète
eschatologique. Ceux de Jérusalem le situaient surtout dans la lignée
royale, celle du Fils de David. Et cela, même si tous devinaient aussi en lui
le dépassement de ces identités traditionnelles. Chez tous, Jésus est toujours au-delà
de ces dénominations, tout en leur restant diversement lié[30].
On l’a souvent remarqué, l’écriture du récit d’enfance selon Matthieu reprend
plusieurs motifs de type haggadique portant sur la naissance de Moïse,
rapportés par exemple par Flavius Josèphe (Antiquités Juives 2 §
210-216) avec l’annonce de l’enfant à Amram son père; ou encore, par le
pseudo-Philon (LAB 9,10) avec l’annonce de Moïse à Miriam-Marie.
Pharaon, lui aussi, voulait mettre à mort les enfants nouveaux-nés (Antiquités
Juives 2 § 205-209). En Mt 1,18s; 2,13-15.19-21 et ailleurs encore, Jésus
se présente alors comme le nouveau Moïse. Mais selon l’autre tradition, reprise
aussi par Matthieu, l’accent porte sur la royauté de Jésus fils de David, avec
probablement une connotation polémique à l’endroit du soi-disant roi Hérode. La
citation d’Isaïe 7,14 annonçant la venue d’un fils de la lignée de David, puis,
plus loin, la citation de Michée 5,12 sur Bethléem entrent dans ce cadre, sans
parler de l’étoile (Nb 24,17) et des mages (Targum sur Exode 1,15).
Mais, comme on l’a vu, ces traces haggadiques ne servent qu’à mieux déclarer en
termes imagés l’identité de Jésus, le Fils de Dieu, inscrit par Joseph au cœur
du peuple d’Israël, répercutant la figure du prophète Moïse et achevant en lui
celle de David.
Ces diverses traditions judéo-chrétiennes sont assurément anciennes et
pré-pauliniennes déjà, sans pour autant s’imposer à tous. La tradition judéo-chrétienne
de type johannique ignore apparemment ou fait mine d’ignorer l’enracinement
premier de Jésus à Bethléem (Jn 7,41-42)[31]. Ces traditions
peuvent être plus ou moins détectées en ramassant les éléments analogues
collectés par Matthieu et par Luc, indépendamment l’un de l’autre. Elles
portent en particulier sur les points suivants : la naissance virginale de
Jésus; la naissance à Bethléem et l'installation
familiale à Nazareth; Jésus est de la lignée de David par Joseph. La
relecture christologique d’Is 7,14 par Mt 1,23 et Lc 1,26s relève aussi de
cette ancienne tradition. Bref, tous les points majeurs sont là, prêts à être
narrativement noués par les deux évangélistes. Et l’affaire devient d’autant
plus surprenante lorsqu’on mesure la distance avec Paul. Car chez lui la figure
de Moïse n’est guère mise en valeur, un peu comme à contrepoint. Moïse relève
de l’Alliance ancienne (2 Co 3), mais Jésus dépasse cette figure prophétique.
Plus encore, Paul connaît l’ascendance davidique de Jésus selon la chair (Rm
1,3 et 15,12), mais il l’a dévalorise quelque peu, car tout l’accent est
désormais mis sur l’identité du Fils, engendré par le Père. La figure de Joseph
disparaît des lettres de l’Apôtre, comme inopportune ou presque.
Achevons ces réflexions. Le récit de Mt 1,18-25 garde la trace
historique des premières réflexions christologiques, et, à travers le prisme
narratif et plein d’images de ces confessions de foi alors ramassées[32], il porte aussi le
souvenir d’une première interrogation judéo-chrétienne sur l’étonnante
paternité de saint Joseph. L’historien avec les instruments qui lui sont
propres ne peut guère aller plus avant et sortir de son rôle en réduisant la
paternité de Dieu à un jeu de langage pour signifier l’excellence d’une
paternité tout humaine. Si, sous prétexte de rationalité, on confond en quelque
sorte ces deux paternités comme une simple manière de parler, le récit de
Matthieu perd son sens. Gardons ce récit tel qu’il est dans sa fraîcheur
narrative. Ce qui n’empêche pas le chrétien de le faire fonctionner, en
répondant alors au dessein de son écriture : la reconnaissance joyeuse de la
paternité singulière de Joseph - une reconnaissance nécessaire, puisqu’elle
enracine ce Fils engendré par le Père dans l’histoire des hommes. Si, par l’Esprit, Dieu a fait à Marie le don d’une maternité
mystérieusement porteuse de son propre Fils, Il a fait aussi à Joseph le don
d’une paternité qui dépasse une simple appropriation légale ou l’apparence extérieure
d’un rôle paternel, mais cela, sans voiler l’unique engendrement divin. A la
différence de Lc 2,33, Matthieu n’alloue jamais à Joseph le titre de père, même
si les gens de Nazareth disent connaître le fils du charpentier (Mt
13,55). Dans cet évangile surtout, Jésus désigne Dieu comme son Père : mon
Père qui est dans les cieux (Mt 7,21; 10,32, etc.). Et pourtant
Joseph est bien là, comme le signe tangible d’une autre paternité de
l’invisible. Toutefois, si Marie peut aujourd’hui être acclamée comme la Mère
de l’Église, Joseph ne saurait être appelé « notre » père, car vous n’en
avez qu’un, le Père céleste (Mt 23,9). La communauté de Matthieu et
l’Église à sa suite n’en confessent pas moins joyeusement la présence
exemplaire de Joseph, en nous rappelant combien Jésus, le Fils par excellence,
a été et demeure toujours un fils d’Israël, et, en plus, comment toute
paternité humaine découvre en Dieu et, à sa manière, en Joseph le signe de sa
transcendance.
Bibliographie. Parmi de nombreux ouvrages signalons seulement : P.
Bonnard, L’évangile selon saint Matthieu, Delachaux et Niestlé, 1963;
R.E. Brown, The Birth of the Messiah, Doubleday, New York, 1977; U. Luz,
Das Evangelium nach Matthaüs, Zurich, 1985; D.J. Harrington , The
Gospel of Matthew, Collegeville (Min.) 1991; .D. Davies et D.C. Allison, The
Gospel according to Saint Matthew, I, Edinburgh, 1997, p.190-223.
Quelques
études, en français :J. Galot, Saint Joseph, Bruges-Paris,
1962;. C. Spicq, « Joseph, son mari, étant juste (Mt 1, 19) » dans RB,
t. 71, 1964, p. 206-214. A. Pelletier, « L’annonce à Joseph », dans RSR, t. 54, 1965, p. 67-68 ; X. Léon-Dufour.
« L’annonce à Joseph », dans Études d'Évangile, Seuil, Paris
1965, p.69-81; C. Perrot, « Les récits
d‘enfance dans la haggada antérieure au 2e siècle de notre ère », dans RSR,
t. 55, 1967, p. 481-518 et « Les récits de l’enfance de Jésus » dans
Cahiers Évangile 18 (1976); A. Paul, L'évangile
de l'enfance selon saint Matthieu, Paris, 1968; P. Grelot, « La naissance
de Jésus et celle d'Isaac. Sur l'interprétation mythique de la conception
virginale », dans NRT, t. 94, 1972, p. 462-487, 561-585 et « Saint
Joseph «, dans Dict. de Spiritualité. VIII/2 (1974), col. 1289-1301;
A.M. Dubarle, « La conception virginale et la citation d’Is 7,14 dans
l’évangile de Matthieu » dans RivB 85 (1978), p.362-380;
K. Romaniuk, « Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la
dénoncer…(Mt 1,19) », dans Collectanea
Theologica 50 (1980), p. 123-131; R. Laurentin, Les Évangiles de
l’enfance du Christ, Desclée de Brouwer, 1982; J.P. Michaud, « Marie des
Évangiles », dans Cahiers Évangile N° 77 (1991), p. 20-27.
[1] Voir. Mt 2,15.17.23; 4,14; 8,17; 12,17; 13,35; 21,4 et 27, 9.
[2] Ainsi dans pseudo-Philon Livre des Antiquités Bibliques (sigle
LAB) 9,10 et Flavius Josèphe, Antiquités Juives (sigle AJ)
2 § 215. Cf. C. Perrot, « Les récits
d‘enfance dans la haggada antérieure au 2e siècle de notre ère », dans RSR,
t. 55, 1967, p. 481-518 et Les récits d‘enfance de Jésus, dans Cahiers
Évangile 18 (1976).
[3] Sur l’ange du
Seigneur, comparer Gn 16,7; Jg 13,3; Lc 1,11; pseudo-Philon, LAB 42,6.
[4] Le motif du songe
intervient dans les récits d’annonce : Flavius Josèphe, AJ 2 § 212-217 ;
pseudo-Philon, LAB 9,10; Targum dit de Jonathan sur Ex
1,15. Plus tard on distinguera les divers types d’une communication divine, par
ordre d’importance : l’oracle du prophète; une annonce angélique, une vision,
le songe et une voix tombée des cieux. Chez Mathieu, l’ange et le songe sont
conjoints.
[5] Ainsi lors des
théophanies bibliques : Dn 10,12; Ac 27,24; Ap 1,17.
[6] De même dans Gn
16,11; Jg 13,7; Is 7,14; pseudo-Philon, LAB 42,3.
[7] A la différence des
autres citations d’accomplissement appuyant le discours de l’évangéliste, la parole
prophétique est ici intégrée par Matthieu dans le discours même de l’ange. Dieu
dévoile en premier l’Écriture et pratique en l’occurrence une exégèse
actualisante à la manière du pesher à Qumrân..
[8] Cf. Gn 1,2;
Job 26,13; Ps 33,6, etc..
[9] Cf.
Is 32,15: Jn 6,63; 2 Co 3,6; Ap 11,11.
[10] Cf. Is 11,2s; 42,1; et LAB 9,10.
[11] Ce mot, inconnu
des Septante, a un sens fort comme dans Col 2,15. Cette exhibition punit
l’adultère d’après Mishna Eduyoth 5,6.
[12] En grec : biblion apostasiou
dans LXX Dt 24,1s et Mt 19,7.
[13] Chez Paul le
mariage s’inscrit aussi sur le registre de la sainteté, et les enfants (dont il
n’est pas question de baptême) sont déclarés saints à leur tour (1 Co
7,14).
[14] Juste après douze
ans, selon Talmud Yebamoth 62b ; elle demeure un an chez ses parents
selon Mishna Ketuboth 5,2 et Nedarim 10,5. Durant ce temps, en
Galilée du moins, elle n‘a pas de relations selon Mishna Yebamoth 4,10; M.
Ketuboth 1,5; 4,12. Mais déjà elle peut être châtiée pour adultère ou
répudiée selon Mishna Ketuboth 1,2; 4,2; M. Yebamoth 2,6; M.
Gittin 6,2.
[15] Traduction de Joseph Mélèze-Modrzejewski, « Les Juifs
d’Égypte, modèles de la dualité culturelle », dans Le Monde de la Bible, N°
163, 2005, p. 55. On lira aussi dans 11QTemple 62,1 une allusion à ces
deux moments du mariage.
[16] Selon Dt
22,23, elle devrait être lapidée (Ez 16,38-40), et les sectaires de Qumrân
suivaient toujours cette loi (11QTemple 66), alors que des scribes
(pharisiens) cherchaient, semble-t-il, à l’adoucir - et Jésus plus encore, cf.
Jn 8,5.
[17] Le verbe appeler revient trois fois aux versets.
21-25.
[18] Voir aussi 1 Hénoch 106.
[19] Ainsi dans 4QSa
2,11-12 : Quand (Dieu) aura en[gen]dré le Messie, reflétant alors le Ps
2,7 ; mais cette lecture n’est pas sûre; lire peut-être : quand le
Messie sera apparu (M. Wise, etc., Les manuscrits de la Mer Morte, Plon,
Paris 2001, p. 171).
[20] De même en
Ga 4,5, en grec huiothesia.
[21] Plutarque, Romulus
2,3-6; 3,1-5.
[22] Philon, de
Cherubim 44-48, voir P. Grelot, « La naissance de
Jésus et celle d'Isaac » dans NRT, t. 94, 1972, p. 462-487, 561-585.
[23] Le motif est
courant dans le monde ancien, la mère n’est qu’un réceptacle nourricier. Voir
récemment dans le cadre de l’évangile de Jean, T.K. Seim, Descent and Divine
Paternity in the Gospel of John : Does the Mother Matter ? dans NTS 51
(2005), p. 361-375.
[24] Dans le récit de Luc, c'est Marie qui donne à son fils le
nom de Jésus (1,31), mais en 2,21 le même évangéliste écrit : on lui donna
le nom de Jésus.
[25] D’aucuns ajoutent
: Si Matthieu s’était posé cette question, sans doute n’aurait-il pas usé d’une
tournure de phrase aussi ambiguë - ou plutôt devenue ambiguë pour nous..
[26] En lien évidemment
avec le nom de Jésus. Il s’agit là d’une prérogative divine (Dieu seul sauve),
ou parfois angélique selon 11Q Melch 2,6-8 (Melkisédeq) et 1 Hén 10,20
(Michaël).
[27] Cf. C. Perrot, « Les
récits d‘enfance dans la haggada antérieure au 2e siècle de notre ère », dans
RSR, t. 55, 1967, p. 481-518.
[28] Cf. C.
Perrot, art. « Synagogue », dans Supplément au Dictionnaire de la Bible,
XIII/74-75, Letouzey, Paris, 2005, col. 654-751.
[29] Par exemple à
Qumrân dans 1QS IX,11 :.. jusqu’à ce que viennent un Prophète et les
Messies d’Aaron et d’Israël.
[30] Cf. C. Perrot, Jésus,
Christ et Seigneur des premiers chrétiens, Desclée, Paris, 1997.
[31] «… d’autres (adversaires) disaient : Le Christ
viendrait-il de Galilée? L'Écriture ne dit-elle pas que c'est de la race de
David et du bourg de Bethléem que le Christ doit venir ? » (Jn 7,41-42).
[32] Reprenons la
conclusion de P. Grelot : De toute façon, Mt 1-2
et Luc 1-2 doivent être lus comme deux mises en forme d'une haggada chrétienne
diversifiée, où les traditions reçues par des voies différentes servent de
support à la présentation théologique de Jésus par les deus évangélistes (art. « Saint Joseph «, dans Dict. de Spiritualité. VIII/2
(1974), col. 1289-1301).