LA PATERNITÉ DE JOSEPH SELON MATTHIEU 1, 18-25

Charles Perrot,
   professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris

    Les commentateurs parlent souvent du récit de Mt 1,18-25 comme celui de l’Annonce à Joseph. Mais un titre risque parfois de durcir le sens d’un texte, un sens souvent pluriel dans le cadre de la polyphonie biblique à commencer par l’évangile de Matthieu considéré en son ensemble. De plus, le récit de Mt 1,18-25 dépasse la simple annonce d’une naissance. Mais je ne sais si des titres comme : Jésus, le fils de David par Joseph ou encore : la paternité de Joseph rendent parfaitement compte de son contenu. La difficulté de trouver un titre adéquat est déjà révélatrice. Quelle est la fonction littéraire et la raison de ce texte au cœur du récit d’enfance de Jésus selon Matthieu 1-2, voire au départ de cet évangile considéré en son entier ? En quoi l’évangéliste issu d’un milieu juif maintenant confessant Jésus le Messie d’Israël a-t-il besoin de s’encombrer d’une aussi curieuse histoire portant, à la fois, sur la non paternité et la paternité de Joseph ? Car si Dieu est le Père de Jésus - telle est la foi de l’Église de Matthieu -, comment rattacher Jésus à la lignée messianique, et à Abraham d’abord ? Dès les premiers temps de l’Église, chez les Pères et toute la tradition herméneutique ensuite, d’innombrables commentaires tentent d’en déchiffrer l’énigme. Nous ne ferons pas mieux, avec peut-être le souci de respecter en la circonstance les exigences méthodologiques de l’exégèse contemporaine.

   Dans le cadre des procédures exégétiques et herméneutiques mises récemment au clair par la Commission biblique pontificale (1993), nous nous situerons surtout au niveau littéraire dans la coulée d’une analyse narrative, sans se perdre dans les tourments psychiques d’un homme en désarroi, et donc sans nous laisser aller à des reconstructions subjectives, soi-disant historiques, portant sur le doute de Joseph par exemple. En d’autres mots, il ne s’agit pas de refaire ou de parfaire l’histoire racontée, en s’égarant dans de fausses questions du genre : pourquoi la vierge Marie n’a-t-elle pas averti son époux à temps, au lieu de laisser un ange intervenir en sa faveur ? A cela, certains objecteraient: Joseph l’aurait-elle crue ? Mais tout peut être imaginé alors ! Il faut donc refuser d’entrer dans le jeu de ces fausses expansions pour en revenir au récit tel qu’il est, et non pas tel qu’on voudrait le lire. Dès lors, sans se laisser immerger dans ce que l’on croit être l’événement premier, désigné en-deçà d’un récit qui le raconte littérairement, il importe de se situer d’abord au seul niveau du narrateur et de la communauté qui le porte. Avec une question majeure à poser : quelle est la raison littéraire de ce récit, sa fonction narrative ? L’interrogation proprement historienne pourra seulement venir par la suite, sans oublier qu’il y a toujours une distance à respecter entre, d’une part, une histoire racontée littérairement à l’aide d’un langage visuel de type sémitique, et, d’autre part, les traces possibles de ce que la tradition orale judéo-chrétienne, drainée littérairement par Matthieu, rapporte comme un fait du passé. Faut-il ajouter qu’en matière historique il y a souvent un déplacement du regard à opérer entre ce qui est littérairement narré et ce sur quoi le récit porte ? L’affaire se complique d’autant plus qu’en l’occurrence l’événement désigné par l’ange du récit dépasse de soi les limites d’une investigation purement historienne. Le récit s’appuie sur un acte de foi portant sur la filiation divine de Jésus, avec sa conséquence : comment situer Jésus dans la lignée de David ? S’il est de Dieu, comment peut-il être de David ? Et non pas d’abord : s’il est de David, comment peut-il être de Dieu ? La communauté judéo-chrétienne de Matthieu dans les années 80 - une Église assurément bien différente de celle de Paul - n’en confesse pas moins en premier ce que la tradition appellera plus tard la divinité de Jésus. Et c’est cette confession première qui chez le narrateur déclenche la difficulté. Ouvrons le dossier.

   Après un rappel de la situation littéraire du récit dans l’évangile de Matthieu et quelques considérations rapides sur sa structure, sans pouvoir se livrer ici à une exégèse détaillée de l’ensemble, nous mettrons l’accent sur quelques éléments seulement qui, aujourd’hui comme hier, ne laissent pas de provoquer l’étonnement, en particulier sur : la répudiation de Marie, la filiation davidique de Jésus et l’histoire des traditions judéo-chrétiennes en jeu dans ce récit.

   1. La situation littéraire du récit.

       Le récit de Mt 1,18-25 est étroitement relié au précédent et prépare le suivant. Mt 1,1 commence par les mots : Livre de l’origine (en grec, genesis) de Jésus Christ; et au v. 18, on lit . Or, du Christ Jésus, telle fut l’origine. La généalogie de Jésus, portant le titre du livre grec de la Genèse, inaugure le récit de la genèse du Sauveur comme celle d’un monde nouveau. Elle reprend synthétiquement toute l'histoire du peuple de Dieu depuis Abraham pour situer le Messie et annoncer la question essentielle : Qui donc est Jésus ? D'où vient-il et de qui est-i1 ? Est-ce un fils de David par Joseph, son père ? Mais ce dernier peut-il être désigné comme son père, puisqu’il ne l’a pas engendré ? La généalogie du chapitre 1 joue, à la fois, sur le registre de la continuité - la figure de Jésus s’inscrit au terme de l'histoire messianique - et sur celui d’une étrange discontinuité : Jacob engendra Joseph l’époux de Marie de laquelle est engendré Jésus appelé Christ (1,16). De laquelle (Marie) et non pas du quel (Joseph) : ce qui met directement en question la lignée messianique de Jésus. Car il y a discontinuité. L’annonce angélique va alors dénouer la difficulté en confessant comme une double reconnaissance de paternité : l’enfant est tout entier de Dieu, et il est aussi le fils de David par Joseph. Dans l’évangile de Luc l’annonce à Marie déclarait aussi la filiation divine de Jésus, le Fils du Très Haut, mais sans trop insister sur l’héritage davidique (Lc 1,32). Chez Matthieu, dans le cadre d’une communauté largement composée de juifs confessant le Messie, l’accent porte sur la fidélité de Dieu à l’endroit de la promesse messianique, alors même que l’enfant vient de Dieu. Le récit qui suit tente en conséquence de lever l’énigme d’une apparente rupture généalogique. Il veut résoudre l’étonnante contrariété entre deux assertions reprises de la tradition judéo-chrétienne : celle portant sur la discontinuité - il y a rupture généalogique, puisque Dieu est en jeu, et non pas Joseph - et celle portant sur la continuité de l’histoire messianique de par le fait de Joseph. Tout le récit tourne ici autour de la figure de Joseph, et non de Marie comme en Lc 1-2. L’énigme ensuite résolue, le Fils de Dieu pourra naître à Bethléem, la cité de David (Mt 2).

     2. Le déroulé narratif

       La structure littéraire de Mt 1,18-25 porte la marque de cette contrariété où la transcendance de l’origine de Jésus doit s’inscrire dans une continuité humaine et messianique. Cette structure narrative apparaît alors comme remodelée à partir des récits d’annonce largement connus par ailleurs. D’un côté, ce récit entre dans le jeu des récits d’annonce et/ou de mission dont on connaît de nombreux exemples dans l’Écriture, la littérature intertestamentaire, saint Luc et ailleurs. Et de l’autre, le narrateur restructure ce récit d’annonce pour certifier la filiation davidique de Jésus sans nullement ébrécher sa filiation divine. Le tout est authentifié par l’Écriture selon le procédé habituel de l’évangéliste qui jalonne son récit des citations dites d’accomplissement : afin que s'accomplisse ce qui a été dit par le prophète (Mt 1,22)[1].Car tout répond au dessein de Dieu. Développons quelque peu.

 Dans l’Écriture les récits d’annonce suivent plus ou moins le même canevas narratif. Et ils sont assez nombreux, annonçant par exemple la naissance d’un fils de David (1 R 13,1-3; 1 Ch 22,9-10; Is 7,14); ou encore, dans la littérature intertestamentaire l’annonce du petit Moïse, faite à Amram son père[2]. Chez Matthieu, toutefois, l’annonce apparaît presque comme seconde - elle ne constitue pas la pointe du récit, mais sert à son dénouement. Le canevas habituel d’un récit d’annonciation est ici remodelé. D’ordinaire le narrateur de ce type d’histoires rappelle, disons-le en sept points : (1) D’abord, la situation des personnages en jeu, en soulignant une difficulté - par exemple, chez Luc, la stérilité d’Élisabeth ou la virginité de Marie. Chez Mt l,18s, la difficulté est double : Dieu seul est le Père de Jésus, et en conséquence Joseph ne saurait reconnaître un enfant qui ne lui appartient pas. Ce qui ruine son mariage et barre la légitimité messianique de l’enfant. (2) En deuxième point, survient la vision d’un envoyé du Seigneur. Chez Matthieu, l’ange du Seigneur[3] lui apparut en songe pour délivrer le message divin (Mt 1,20; 2,13.19)[4]. (3) En troisième, le narrateur relève le trouble alors occasionné, jugulé par les mots : Ne crains pas (Lc 1,13 et 30)[5]. En Mt 1,20, le songe ne provoque pas la frayeur, mais l'expression est adroitement intégrée à la phrase : Ne crains pas de prendre… Joseph doit surmonter son refus. (4) En quatrième point, l’annonce de la venue, l’attribution du nom et de la mission débutent souvent avec une expression quasi technique : Voici (Lc 1,20. 31)[6]. En Mt 1,23, le même mot introduit la citation biblique tirée d’Isaïe. (5) En cinquième lieu, surgit une difficulté, un empêchement apparent comme dans Lc 1,18.34. Mais dans Mt 1,20, c'est le dessein de Joseph voulant renvoyer Marie qui crée la difficulté. (6) En sixième, un signe est souvent donné par le messager divin pour authentifier l'annonce (Lc 1,19-20 et 35-36). Chez Matthieu le signe fait défaut, mais la citation d’Isaïe 7,14 comble ce vide, car le signe donné par Dieu au roi Akhaz porte justement sur la naissance du futur roi issu de la lignée de David : Aussi bien le Seigneur vous donnera-t-il lui-même un signe : Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel. Chez Mt 1,23, ce signe tiré de l’Écriture n’authentifie pas seulement le message, il l’inscrit dans la trame du dessein divin; et l’ange devient l’herméneute de l’Écriture[7]. (7) Enfin le septième point, chez Matthieu l’attention ne porte pas tellement sur la réalisation de l’annonce - la naissance de Jésus est chez lui rappelée à mots brefs -, mais sur l’exécution du message par Joseph : ce dernier va quand même assumer cette singulière paternité ! Comme on voit, le langage conventionnel du narrateur, tissé à partir des récits d’annonce analogues et sur lesquels nous reviendrons, n’a pas empêché l’évangéliste grec de l’adapter librement à une situation littéraire nouvelle. Considérons maintenant les points suivants, pour nous toujours étonnants, et d’abord :

   3. La répudiation de Marie

      Relisons littéralement Mt 1,18-19 : Marie, sa mère, ayant été accordée à Joseph, avant d’aller ensemble, fut trouvée enceinte de par l’Esprit saint. Joseph, son homme, étant un juste et ne voulant pas l’exhiber publiquement, voulut la répudier secrètement. Marie est accordée ou mariée à Joseph son époux, et non pas simplement fiancée. Les fiançailles n’étaient pas connues à l’époque. Or, Marie se trouve enceinte par le fait de l'Esprit Saint, c’est-à-dire par la force de Dieu d'après le sens courant de ce mot dans l’Écriture et la littérature intertestamentaire. Cette mention de l’Esprit s’éclaire, de nouvelle manière dans le cadre d’une pneumatologie judéo-chrétienne dont, entre autres, Matthieu porte l’écho (Mt 3,11ss ; 28,19). Comme on sait, le motif scripturaire de l’Esprit est souvent lié à celui d’une création nouvelle[8] ou à celui de la Vie[9], parfois à l’annonce du Fils de Jessé ou du Serviteur, sans parler de l’Esprit de Dieu qui fond sur Marie, la sœur de Moïse, lors d’un songe lui annonçant la naissance de ce dernier[10]. Chez Matthieu, l’Esprit porte une vie nouvelle, mais sans le désigner comme père, d’autant plus que le mot Esprit est féminin dans les langues sémitiques.

   Poursuivons la lecture de Matthieu. Joseph est un juste, tels Abel le juste (Mt 23,35), Noé (Gn 7,1), Moïse (LAB 24,6), Zacharie et Élisabeth (Lc 1,6), c’est-à-dire des personnes parfaitement ajustées à la volonté de Dieu en suivant fidèlement la Loi de Moïse. Mais en quoi cette justice interfère-t-elle en l’occurrence, puisque Joseph ne l’applique apparemment pas ? Il ne voulait pas la bafouer, littéralement l’exhiber publiquement[11]; et il résolut de la répudier secrètement. Le texte ne précise pas si c’est pour lui éviter le châtiment prescrit par la Loi, allant théoriquement jusqu’à la lapidation (Dt 22,23-24; Jn 8,5). De toute façon, une répudiation, même en douceur, reste un acte public et légal devant témoins, avec billet de répudiation ou lettre de divorce[12]. Une répudiation secrète est inconnue à l’époque.

      Ces difficultés troublèrent fort les Pères de l’Église, mais trouvent pour une part leur solution dans le cadre d’une meilleure connaissance des anciennes coutumes juives. Le mariage s’effectuait alors en deux temps. Après l'engagement mutuel qui liait les époux et les situait déjà dans la sainteté du mariage (en hébreu qiddushim)[13], la jeune épousée restait d’abord sous le toit paternel durant une année environ, jusqu'au jour où l'époux la prenait chez lui pour mener vie commune. L’élément avant d’habiter ensemble (lit. d’aller ensemble) se réfère à cette coutume. Durant l'année où l'épouse restait encore sous le pouvoir paternel, les relations conjugales n'étaient apparemment guère admises, du moins en Galilée, dit-on, mais la documentation à ce propos reste tardive. N'oublions cependant pas que les filles se mariaient ou plutôt étaient mariées entre douze et quinze ans[14], et les garçons n'étaient guère âgés non plus. Joseph est un jeune homme.

      La récente découverte  d’un manuscrit grec égyptien, datant du 12 janvier 134 avant notre ère, permet de préciser l’ancienne pratique coutumière juive et offre pour la première fois un étonnant parallèle au récit de Matthieu, mais comme à rebours. Rédigé sous le règne de Ptolémée VIII, ce papyrus grec trouvé à Hérakléopolis, à l’entrée du Fayum (P. Polit. Iud. 4), est actuellement à l'université de Heidelberg (P Heid. Inv. 6 4931). Il s’agit de la plainte d’un certain Philotas pour rupture d'un mariage déjà engagé, avant même la cohabitation. Voici les éléments de cette plainte donnant lieu à un citation à comparaître : Pendant l'année en cours, j'ai demandé en mariage Nikaïa, fille de Lysimachos. Son père susdit a promis par serment de me la donner [pour épouse], ainsi que la dot constituée pour elle à laquelle je consentais. Ainsi, alors que non seulement des engagements avaient été pris ensemble, mais encore que [les rites] prescrits par la Loi ont été célébrés, nous nous sommes séparés dans de telles circonstances. Or, peu après, il a uni Nikaïa à un autre homme sans raison valable, avant d'avoir reçu de ma part la coutumière lettre de divorce. Je vous demande donc, si bon vous semble, d'ordonner que l'on écrive aux Juifs de son village d'enjoindre à Lysimachos de venir devant vous afin que. si les choses sont bien ce que j'écris ici, une décision soit prise à son égard selon la Loi et qu'il soit forcé à me […][15]. L’homme réclame donc un dédommagement, car le mariage étant engagé, l’épouse même séparée devrait être reconnue comme adultère, puisqu’une lettre de divorce n’a pas encore mis fin à la dite union. Le mariage est bien réel et même sanctifiée, mais l’épouse n’est pas encore introduite dans la maison de son mari. Si donc elle va avec un autre homme avant de recevoir un billet de répudiation, le mari est lésé et réclame un dédommagement[16].

   Or, sur l’ordre de l’ange, Joseph va faire le contraire. Il ne suscite aucun procès de soi public et ne remet aucune lettre de répudiation. Sans l’intervention divine, il se serait retiré sans plus, car l’enfant n’est pas sien. Il n’a aucun droit de paternité et ne saurait léser son vrai propriétaire. Bref, Marie resterait chez elle (et non pas renvoyée), et cela sans bruit - ce qui implique un Joseph prenant en quelque sorte la faute à sa charge : il n’est pas venu la chercher ! Or, Dieu lui demande de le faire quand même et, plus encore, de donner un nom à l’enfant, c’est-à-dire de le reconnaître comme sien[17]. Mais comment peut-il être désigné véritablement comme le père de Jésus au point d’insérer l’enfant dans la lignée de David ?

      4. La paternité de Joseph.

         De nombreux points mériteraient d’être soulevés. Relevons seulement les suivants :

        (1) Chez Matthieu, comme chez Luc d’ailleurs, l’héritage davidique est transmis par Joseph, et non par Marie. Au fait, on entend souvent dire que la judéité est transmise par la mère. Mais un tel motif est encore inconnu au premier siècle. A l’époque de l’empereur Hadrien seulement (117-138), après l’interdiction radicale de circoncire les enfants sous peine de mort, les jeunes, de fait incirconcis, devaient en appeler à leur mère pour certifier leur appartenance juive. Autrement, la suite la circoncision introduisait l’enfant au sein du Peuple élu et, en lui donnant un nom, son père l’inscrivait parmi les siens, en l’occurrence au sein de la lignée de David.

     (2) Mais ne s’agit-il pas ici d’une adoption seulement ? Le mot peut égarer. En effet, si l’adoption légale est largement connue dans le monde romain, elle ne l’est pas dans le judaïsme. C’est Dieu d’abord qui donne un enfant, et non pas l’homme qui se le donne. Le motif est courant dans le judaïsme de l’époque et ailleurs aussi. Dieu est d’abord celui qui ouvre le sein ou qui le ferme. Rapportons seulement un élément du premier siècle tiré du pseudo-Philon portant sur la naissance de Samson, alors que sa mère était stérile : Le Seigneur envoya son ange… et lui dit : C’est toi la stérile qui n’enfantes pas; c’est toi le sein qui es empêchée de donner progéniture. Mais le Seigneur a entendu ta voix…et il a ouvert ton sein. Voici que tu concevras et enfanteras un fils, tu lui donneras le nom de Samson (LAB 42,3).

    Cela n’empêche pas de reconnaître aussi la paternité humaine, au moins à titre second. Mais parfois, il y a doute. Ainsi un écrit juif araméen, l'Apocryphe de la Genèse découvert à Qumrân, rapporte la naissance extraordinaire du petit Noé, au visage transformé à tel point que son père en est troublé. Lamech croit que l'enfant est le fruit de l'union de sa femme avec un ange - à la manière de ces fils de Dieu dont parle Genèse 6,1-4. Mathusalem, le grand-père, rassure notre homme : son fils est bien de lui ! (1QApGn 1)[18]. Or, chez Matthieu, Joseph refuse d’abord d’empiéter sur la propriété d’autrui, puis, apprenant le mystère de cette naissance, il accepte la fonction paternelle. C’est un juste, fidèle à suivre ou à s’ajuster à la volonté de Dieu, et dans son geste premier de renvoyer Marie et dans son acceptation finale. Dieu lui donne un fils auquel il donnera un nom. Mais, à la différence du petit Noé de la légende, l’accent du récit porte sur deux points en apparente contrariété : Joseph n’est pas du tout le père de Jésus et Dieu lui donne pourtant d’assumer cette paternité, sans pour autant lui donner le titre de père. L’argument peut aujourd’hui sembler étonnant, mais sans doute beaucoup moins à l’époque. Car c’est Dieu d’abord qui accorde le don de la paternité et celui aussi de la filiation. Il donne l’enfant et a fortiori ces enfants de l’élection, tel Israël (Ex 4,22s; Dt 14,1s) ou le roi messie[19]. Comme le déclare l’auteur de la lettre aux Éphésiens 3,5 : Je fléchis les genoux devant le Père (en grec, patèr) de qui toute famille (patria) est nommée - ou : de qui toute paternité tire son nom. Dieu est le Père par excellence, et Il se donne des fils. Ainsi Paul déclare aux siens : Vous avez reçu un Esprit de filiation (Rm 8,15.23) [20] - non pas un esprit d’adoption comme on le traduit souvent. Par l’Esprit Saint Dieu donne aux croyants d’être des fils authentiques. De même, dans la tradition judéo-chrétienne reprise par Matthieu, et cela poussé à l’extrême : si, au Baptême et à la Transfiguration, Dieu désigne son Fils, il donne aussi à Joseph d’en être le père. C’est l’action de Dieu qui compte. C’est Lui qui attribue la paternité et la filiation.

    Encore faut-il situer l’importance de ce motif chez Matthieu. Dans le contexte gréco-romain, l’accent est souvent mis sur la genèse soit-disant divine des héros d’autrefois, tels César et autres. D’aucuns parlent même d’une conception de Romulus qui serait virginale[21]. Ou encore, le juif Philon d’Alexandrie relève allégoriquement la virginité de Sara, Léa et Rébecca[22]. Ces éléments d’apparence analogues sont bien connus; ils visent à glorifier, sinon à diviniser les personnages en question. Mais chez Matthieu, tout en reconnaissant hautement la filiation divine de Jésus, l’accent porte d’abord sur son rattachement à la lignée de David. C’est l’insertion de Jésus au sein d’Israël qui le préoccupe, afin de lutter, d’un côté, contre une sorte divinisation, disons, à la manière hellénistique, et de l’autre, contre certaines allégations juives sur sa naissance douteuse. Certes, ces points n’apparaîtront violemment qu’à partir du second siècle, mais l’évangéliste soupçonne déjà la difficulté. Pour lui, la filiation divine de Jésus est une évidence, mais à l’encontre d’un docétisme naissant, il veut fortement souligner l’originalité chrétienne : Jésus n’est pas un homme divinisé, mais le Fils de Dieu qui s’inscrit dans l’histoire des hommes, celle d’un Peuple dont il est le Messie. Or, une telle inscription passe d’abord par Joseph, et non pas par la mère, considérée souvent dans un milieu juif ou ailleurs comme le simple support nourricier d’une vie qui ne vient pas d’elle[23].

    La différence est nette à ce propos entre Luc centré sur la figure de Marie, et Matthieu sur celle de Joseph. Il n’est pas facile de la percevoir exactement, tant nous sommes imprégnés de la pensée lucanienne. Jésus est des nôtres, il est de notre humanité, puisqu’il est né de la chair même de la Vierge Marie. Mais dans le milieu juif de Matthieu où l’enfant n’est guère qu’en dépôt chez sa mère, la tradition judéo-chrétienne reprise par l’évangéliste prend une importance extrême, puisque c’est par Joseph, celui à qui Dieu demande d’exercer le rôle paternel, que l’enfant s’enracine dans notre humanité. Par la suite, la tradition chrétienne insistera surtout sur le rôle de Marie portant l’enfant issu de sa chair, en lui donnant alors tout son poids d’humanité. Ainsi la tradition lucanienne, largement reprise par l’Église, a-t-elle corrigé une perception quelque peu dévalorisante de la femme considérée comme un simple réceptacle. L’humanité de Jésus, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus haut en humanité, vient aussi de la chair de Marie. Mais jusqu’à quel point la tradition chrétienne n’a-t-elle pas quelque peu voilé ensuite la figure de Joseph, en reprenant quasi exclusivement une perception grecque de la situation par Luc au détriment d’une saisie plus juive à la manière de Matthieu ?

     (3) Complétons rapidement la lecture de Matthieu : Mais il ne la connaissait pas jusqu'à ce qu'elle enfanta un fils; et il l'appela du nom de Jésus[24]. On remarquera l’imparfait duratif. Le narrateur ne veut pas spécialement souligner la chasteté de Joseph, mais dire son respect à l’endroit de Celui dont l’enfant relève radicalement. Rien n’est dit pour la suite; cela n’entre pas dans le champ du récit évangélique[25]. Dieu confère à Joseph le don de la paternité, sans pour autant que Matthieu lui attribue directement le titre de père, ici et ailleurs, à la différence de Luc (Lc 2,33). Joseph exerce cette fonction en donnant un nom à Jésus : Yh sauve; et cela, en raison de sa mission : sauver son peuple de ses péchés (v. 21)[26]. Comme ce nom est de fait différent de celui dont parlait le prophète, le rédacteur matthéen modifiera le texte hébreu d’Is 7,14 : ils (les autres) l’appelleront du nom d’Emmanuel - et non pas : elle l’appellera ou tu l’appelleras. Le sens de ce nom - Avec nous (est) Dieu ! - ne porte pas d’emblée sur la divinité de Jésus, mais s’inscrit comme le signe d’une présence divine à nouveau active. Par Jésus, le dessein libérateur de Dieu va se réaliser. Ce motif s’épanouira en Mt 28,20, au terme de l’évangile.

      (4) Au terme de ces quelques réflexions sur la paternité de Joseph, insistons encore sur la raison de ce récit. Le don divin de cette paternité  inscrit Jésus dans l’histoire de son peuple et la lignée de David. Voilà donc levée une réelle inquiétude judéo-chrétienne : si Jésus est confessé Fils de Dieu, comment peut-il être aussi fils de David ? La question affleure déjà chez Mc 12,35-37 : David lui même le dit Seigneur; par où dès lors est-il son fils ? (v. 37). Chez Paul, avant l’an 60 de notre ère, la question n’apparaît pas encore très vive. Dans Ga 4,4, l’Apôtre écrit : Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sous la Loi. L’humanité et la judéité de Jésus sont relevées, mais sans soulever plus avant la question du rapport contrasté entre cette humanité et la filiation radicale de Jésus. Ce Fils né d’une femme vient d’ailleurs, du Père. La figure de Joseph n’apparaît pas. L’Apôtre, celui des lettres authentiques, confesse d’abord la seigneurie du Fils de Dieu, celle d’un Seigneur qui s’inscrit dans l’histoire jusqu’à la croix, mais sans s’affronter directement à la menace docète. La pensée grecque n’a pas encore subvertit le message judéo-chrétien. Certes, dans Rm 1,3s, Paul joue sur le contraste entre le Fils de Dieu et le fils de David. Il reprend alors une double tradition judéo-helléniste chrétienne, issue d’Antioche probablement, et il organise le rapport entre les deux affirmations éminemment contrastées en relevant la lignée de David selon la chair et la filiation divine selon l’Esprit de sainteté. Mais l’Apôtre n’éprouve pas le besoin de justifier la lignée humaine de Jésus, fils David. C’est pour lui, évident. De son côté, dans une langue narrative qui se veut le reflet d’un événement, Matthieu décèle mieux la difficulté, et tout en affirmant hautement la filiation divine de Jésus, il n’entend pas moins désigner Joseph comme celui qui inscrit Jésus dans l’histoire de son Peuple. Bref, on devine déjà derrière ces accents différents au sein des premières traditions judéo-chrétiennes tout le bouillonnement d’une pensée qui veut percer le mystère de Jésus. Mais comment dire le mystère de l’Incarnation, un mystère au-delà de toute parole !

     Dès lors, jusqu’à quel point est-il possible de retracer l’histoire de la tradition matthéenne en l’occurrence ? Est-il possible de distinguer les étapes de cette méditation à forme narrative voulant dire l’indicible ? Comme on sait, ce type de lecture diachronique demeure toujours sous le signe de l’hypothèse, et en même temps elle reste nécessaire à produire dans le cadre d’une théologie qui veut prendre en compte l’historicité de ses affirmations. Un discours théologique d’emblée trop englobant, qui voudrait harmoniser de force des données bibliques éparses, égare le plus souvent. Aussi faut-il toujours prendre en compte la diversité première des anciennes traditions judéo-chrétiennes et pauliniennes, avant de s’insérer dans le cours déjà plus unifié des constructions théologiques postérieures, sans pour autant s’arracher à l’emprise de l’histoire.

         5. L’histoire de la tradition

             Situons-nous d’abord au sein du monde juif au premier siècle, alors que les récits d’enfance des héros bibliques étaient particulièrement prisés comme l’attestent plusieurs témoignages tirés des écrits intertestamentaires, des targums et des anciens midrashim[27]. Partant de l’Écriture, ces traditions haggadiques ou narratives portaient sur Moïse, Samson, Samuel et autres. Elles étaient le fruit d’une lecture ou d’une relecture amplifiée de l’Écriture accompagnée parfois d’une homélie. Le matin du sabbat à la synagogue, avec des lectures tirées de la Torah et des Prophètes, se présentait alors comme le creuset vivant où s’assemblaient ces diverses traditions. Plus tard (après le IIè s. de notre ère), dans le cadre d’un Cycle Triennal de lectures en Palestine, deux sabbats au moins mirent en valeur la naissance extraordinaire de ces héros bibliques : ainsi, après la lecture de Gn 16,1s sur la naissance d’Ismaël, on lisait Is 54,1s : Crie de joie, stérile. Plus tard, à la suite de Gn 21,1s sur la naissance d’Isaac, on lisait 1 S 2,21s sur le petit Samuel. Or, avant même le premier siècle, ce phénomène d’aimantation textuelle était déjà connu. Et tout naturellement, dans Ga 4,21-33, Paul s’appuie sur Gn 16 et cite explicitement Gn 21, 10 et Is 54, 1, pour célébrer maintenant la naissance de l’Église[28]. Bref, avec grande liberté, les motifs haggadiques passent d’une tradition à l’autre, et chez Matthieu aussi, sinon déjà dans la tradition judéo-chrétienne qui lui sert de support, on voit l’auteur se livrer à ce jeu d’emprunts textuels et tremper sa plume dans les autres récits bibliques et apocryphes de ce type. Mais de quelle manière ?

       Situons-nous, autant qu’il est possible, au niveau des premières communautés judéo-chrétiennes (au pluriel) d’où surgirent les diverses traditions ensuite ramassées et coordonnées par Matthieu en particulier. Trois traditions surtout s’entremêlent en la circonstance, qui semblent distinctes au départ : en premier, une tradition dans la ligne d’une réflexion sur Jésus d’abord reconnu comme le prophète eschatologique, c’est-à-dire le nouveau Moïse. Puis, une autre tradition suivant une ligne directement messianique ou royale et donc proprement christologique, celle du Fils de David où Jésus est désigné comme le Messie d’Israël. Enfin, la troisième tradition confesse plus immédiatement l’origine transcendante de Jésus, celui qui est le Fils du Père. Chez Mt 1,18-25, et dans tout son évangile ensuite, ces traditions convergent en partie. Ce récit reflète en quelque sorte la confrontation et l’harmonisation de ces trois confessions de foi judéo-chrétiennes sur le prophète comme Moïse, sur le fils de David et sur le Fils de Dieu. La convergence de ces motifs s’opère au moins dès les années 80 de notre ère, et le récit de Matthieu garde la trace historique de ce langage en voie d’unification christologique. Précisons à mots brefs.

     Selon l’Écriture et les traditions intertestamentaires, deux mouvements au moins drainent l’espérance d’Israël : l’un aspire à la venue du Prophète comme Moïse à la suite de Dt 18,15, en l’attente du prophète eschatologique qui bousculera les temps derniers; l’autre se situe dans une ligne proprement messianique ou christologique au sens premier du mot. Les deux mouvements restent distincts, même si, à Qumrân déjà, on relève une certaine tendance à les relier ensemble, sans toutefois les confondre[29]. Le Prophète eschatologique se messianise en quelque sorte. Or, au sein des premiers groupes judéo-chrétiens, on peut reconnaître aussi ces divers langages qui s’entrecroisent en partie, avant de se conjoindre en l’unique personne de Jésus. Sans doute le groupe judéo-chrétien de Galilée identifiait-il plutôt Jésus comme le nouveau Moïse, tel Celui qui vient, le prophète eschatologique. Ceux de Jérusalem le situaient surtout dans la lignée royale, celle du Fils de David. Et cela, même si tous devinaient aussi en lui le dépassement de ces identités traditionnelles. Chez tous, Jésus est toujours au-delà de ces dénominations, tout en leur restant diversement lié[30].

     On l’a souvent remarqué, l’écriture du récit d’enfance selon Matthieu reprend plusieurs motifs de type haggadique portant sur la naissance de Moïse, rapportés par exemple par Flavius Josèphe (Antiquités Juives 2 § 210-216) avec l’annonce de l’enfant à Amram son père; ou encore, par le pseudo-Philon (LAB 9,10) avec l’annonce de Moïse à Miriam-Marie. Pharaon, lui aussi, voulait mettre à mort les enfants nouveaux-nés (Antiquités Juives 2 § 205-209). En Mt 1,18s; 2,13-15.19-21 et ailleurs encore, Jésus se présente alors comme le nouveau Moïse. Mais selon l’autre tradition, reprise aussi par Matthieu, l’accent porte sur la royauté de Jésus fils de David, avec probablement une connotation polémique à l’endroit du soi-disant roi Hérode. La citation d’Isaïe 7,14 annonçant la venue d’un fils de la lignée de David, puis, plus loin, la citation de Michée 5,12 sur Bethléem entrent dans ce cadre, sans parler de l’étoile (Nb 24,17) et des mages (Targum sur Exode 1,15). Mais, comme on l’a vu, ces traces haggadiques ne servent qu’à mieux déclarer en termes imagés l’identité de Jésus, le Fils de Dieu, inscrit par Joseph au cœur du peuple d’Israël, répercutant la figure du prophète Moïse et achevant en lui celle de David.

     Ces diverses traditions judéo-chrétiennes sont assurément anciennes et pré-pauliniennes déjà, sans pour autant s’imposer à tous. La tradition judéo-chrétienne de type johannique ignore apparemment ou fait mine d’ignorer l’enracinement premier de Jésus à Bethléem (Jn 7,41-42)[31]. Ces traditions peuvent être plus ou moins détectées en ramassant les éléments analogues collectés par Matthieu et par Luc, indépendamment l’un de l’autre. Elles portent en particulier sur les points suivants : la naissance virginale de Jésus; la naissance à Bethléem et l'installation familiale à Nazareth; Jésus est de la lignée de David par Joseph. La relecture christologique d’Is 7,14 par Mt 1,23 et Lc 1,26s relève aussi de cette ancienne tradition. Bref, tous les points majeurs sont là, prêts à être narrativement noués par les deux évangélistes. Et l’affaire devient d’autant plus surprenante lorsqu’on mesure la distance avec Paul. Car chez lui la figure de Moïse n’est guère mise en valeur, un peu comme à contrepoint. Moïse relève de l’Alliance ancienne (2 Co 3), mais Jésus dépasse cette figure prophétique. Plus encore, Paul connaît l’ascendance davidique de Jésus selon la chair (Rm 1,3 et 15,12), mais il l’a dévalorise quelque peu, car tout l’accent est désormais mis sur l’identité du Fils, engendré par le Père. La figure de Joseph disparaît des lettres de l’Apôtre, comme inopportune ou presque.

   Achevons ces réflexions. Le récit de Mt 1,18-25 garde la trace historique des premières réflexions christologiques, et, à travers le prisme narratif et plein d’images de ces confessions de foi alors ramassées[32], il porte aussi le souvenir d’une première interrogation judéo-chrétienne sur l’étonnante paternité de saint Joseph. L’historien avec les instruments qui lui sont propres ne peut guère aller plus avant et sortir de son rôle en réduisant la paternité de Dieu à un jeu de langage pour signifier l’excellence d’une paternité tout humaine. Si, sous prétexte de rationalité, on confond en quelque sorte ces deux paternités comme une simple manière de parler, le récit de Matthieu perd son sens. Gardons ce récit tel qu’il est dans sa fraîcheur narrative. Ce qui n’empêche pas le chrétien de le faire fonctionner, en répondant alors au dessein de son écriture : la reconnaissance joyeuse de la paternité singulière de Joseph - une reconnaissance nécessaire, puisqu’elle enracine ce Fils engendré par le Père dans l’histoire des hommes. Si, par l’Esprit, Dieu a fait à Marie le don d’une maternité mystérieusement porteuse de son propre Fils, Il a fait aussi à Joseph le don d’une paternité qui dépasse une simple appropriation légale ou l’apparence extérieure d’un rôle paternel, mais cela, sans voiler l’unique engendrement divin. A la différence de Lc 2,33, Matthieu n’alloue jamais à Joseph le titre de père, même si les gens de Nazareth disent connaître le fils du charpentier (Mt 13,55). Dans cet évangile surtout, Jésus désigne Dieu comme son Père : mon Père qui est dans les cieux (Mt 7,21; 10,32, etc.). Et pourtant Joseph est bien là, comme le signe tangible d’une autre paternité de l’invisible. Toutefois, si Marie peut aujourd’hui être acclamée comme la Mère de l’Église, Joseph ne saurait être appelé « notre » père, car vous n’en avez qu’un, le Père céleste (Mt 23,9). La communauté de Matthieu et l’Église à sa suite n’en confessent pas moins joyeusement la présence exemplaire de Joseph, en nous rappelant combien Jésus, le Fils par excellence, a été et demeure toujours un fils d’Israël, et, en plus, comment toute paternité humaine découvre en Dieu et, à sa manière, en Joseph le signe de sa transcendance.

Bibliographie. Parmi de nombreux ouvrages signalons seulement : P. Bonnard, L’évangile selon saint Matthieu, Delachaux et Niestlé, 1963; R.E. Brown, The Birth of the Messiah, Doubleday, New York, 1977; U. Luz, Das Evangelium nach Matthaüs, Zurich, 1985; D.J. Harrington , The Gospel of Matthew, Collegeville (Min.) 1991; .D. Davies et D.C. Allison, The Gospel according to Saint Matthew, I, Edinburgh, 1997, p.190-223.

Quelques études, en français :J. Galot, Saint Joseph, Bruges-Paris, 1962;. C. Spicq, « Joseph, son mari, étant juste (Mt 1, 19) » dans RB, t. 71, 1964, p. 206-214. A. Pelletier, « L’annonce à Joseph », dans RSR, t. 54, 1965, p. 67-68 ; X. Léon-Dufour. « L’annonce à Joseph », dans Études d'Évangile, Seuil, Paris 1965, p.69-81; C. Perrot, « Les récits d‘enfance dans la haggada antérieure au 2e siècle de notre ère », dans RSR, t. 55, 1967, p. 481-518 et « Les récits de l’enfance de Jésus » dans Cahiers Évangile 18 (1976); A. Paul, L'évangile de l'enfance selon saint Matthieu, Paris, 1968; P. Grelot, « La naissance de Jésus et celle d'Isaac. Sur l'interprétation mythique de la conception virginale », dans NRT, t. 94, 1972, p. 462-487, 561-585 et « Saint Joseph «, dans Dict. de Spiritualité. VIII/2 (1974), col. 1289-1301; A.M. Dubarle, « La conception virginale et la citation d’Is 7,14 dans l’évangile de Matthieu » dans RivB 85 (1978), p.362-380; K. Romaniuk, « Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la dénoncer…(Mt 1,19) », dans Collectanea Theologica 50 (1980), p. 123-131; R. Laurentin, Les Évangiles de l’enfance du Christ, Desclée de Brouwer, 1982; J.P. Michaud, « Marie des Évangiles », dans Cahiers Évangile N° 77 (1991), p. 20-27.



[1] Voir. Mt 2,15.17.23; 4,14; 8,17; 12,17; 13,35; 21,4 et 27, 9.

[2] Ainsi dans pseudo-Philon Livre des Antiquités Bibliques (sigle LAB) 9,10 et Flavius Josèphe, Antiquités Juives  (sigle AJ) 2 § 215. Cf. C. Perrot, « Les récits d‘enfance dans la haggada antérieure au 2e siècle de notre ère », dans RSR, t. 55, 1967, p. 481-518 et Les récits d‘enfance de Jésus, dans Cahiers Évangile 18 (1976).

[3] Sur l’ange du Seigneur, comparer Gn 16,7; Jg 13,3; Lc 1,11; pseudo-Philon, LAB 42,6.

[4] Le motif du songe intervient dans les récits d’annonce : Flavius Josèphe, AJ 2 § 212-217 ; pseudo-Philon, LAB 9,10; Targum dit de Jonathan sur Ex 1,15. Plus tard on distinguera les divers types d’une communication divine, par ordre d’importance : l’oracle du prophète; une annonce angélique, une vision, le songe et une voix tombée des cieux. Chez Mathieu, l’ange et le songe sont conjoints.

[5] Ainsi lors des théophanies bibliques : Dn 10,12; Ac 27,24; Ap 1,17.

[6] De même dans Gn 16,11; Jg 13,7; Is 7,14; pseudo-Philon, LAB 42,3.

[7] A la différence des autres citations d’accomplissement appuyant le discours de l’évangéliste, la parole prophétique est ici intégrée par Matthieu dans le discours même de l’ange. Dieu dévoile en premier l’Écriture et pratique en l’occurrence une exégèse actualisante à la manière du pesher à Qumrân..

[8]  Cf. Gn 1,2; Job 26,13; Ps 33,6, etc..

[9]  Cf. Is 32,15: Jn 6,63; 2 Co 3,6; Ap 11,11.

[10] Cf. Is 11,2s; 42,1; et LAB 9,10.

[11] Ce mot, inconnu des Septante, a un sens fort comme dans Col 2,15. Cette exhibition punit l’adultère d’après Mishna Eduyoth 5,6

[12] En grec : biblion apostasiou dans LXX Dt 24,1s et Mt 19,7.

[13] Chez Paul le mariage s’inscrit aussi sur le registre de la sainteté, et les enfants (dont il n’est pas question de baptême) sont déclarés saints à leur tour (1 Co 7,14).

[14] Juste après douze ans, selon Talmud Yebamoth 62b ; elle demeure un an chez ses parents selon Mishna Ketuboth 5,2 et Nedarim 10,5. Durant ce temps, en Galilée du moins, elle n‘a pas de relations selon Mishna Yebamoth 4,10; M. Ketuboth 1,5; 4,12. Mais déjà elle peut être châtiée pour adultère ou répudiée selon Mishna Ketuboth 1,2; 4,2; M. Yebamoth 2,6; M. Gittin 6,2.

[15]  Traduction de Joseph Mélèze-Modrzejewski, « Les Juifs d’Égypte, modèles de la dualité culturelle », dans Le Monde de la Bible, N° 163, 2005, p. 55. On lira aussi dans 11QTemple 62,1 une allusion à ces deux moments du mariage.

[16]  Selon Dt 22,23, elle devrait être lapidée (Ez 16,38-40), et les sectaires de Qumrân suivaient toujours cette loi (11QTemple 66), alors que des scribes (pharisiens) cherchaient, semble-t-il, à l’adoucir - et Jésus plus encore, cf. Jn 8,5.

[17]  Le verbe appeler revient trois fois aux versets. 21-25.

[18] Voir aussi 1 Hénoch 106.

[19] Ainsi dans 4QSa 2,11-12 : Quand (Dieu) aura en[gen]dré le Messie, reflétant alors le Ps 2,7 ; mais cette lecture n’est pas sûre; lire peut-être : quand le Messie sera apparu (M. Wise, etc., Les manuscrits de la Mer Morte, Plon, Paris 2001, p. 171).

[20]  De même en Ga 4,5, en grec huiothesia.

[21]  Plutarque, Romulus 2,3-6; 3,1-5.

[22]  Philon, de Cherubim 44-48, voir P. Grelot, « La naissance de Jésus et celle d'Isaac » dans NRT, t. 94, 1972, p. 462-487, 561-585.

[23]  Le motif est courant dans le monde ancien, la mère n’est qu’un réceptacle nourricier. Voir récemment dans le cadre de l’évangile de Jean, T.K. Seim, Descent and Divine Paternity in the Gospel of John : Does the Mother Matter ? dans NTS 51 (2005), p. 361-375.

[24] Dans le récit de Luc, c'est Marie qui donne à son fils le nom de Jésus (1,31), mais en 2,21 le même évangéliste écrit : on lui donna le nom de Jésus.

[25] D’aucuns ajoutent : Si Matthieu s’était posé cette question, sans doute n’aurait-il pas usé d’une tournure de phrase aussi ambiguë - ou plutôt devenue ambiguë pour nous..

[26] En lien évidemment avec le nom de Jésus. Il s’agit là d’une prérogative divine (Dieu seul sauve), ou parfois angélique selon 11Q Melch 2,6-8 (Melkisédeq) et 1 Hén 10,20 (Michaël).

[27]  Cf. C. Perrot, « Les récits d‘enfance dans la haggada antérieure au 2e siècle de notre ère », dans RSR, t. 55, 1967, p. 481-518.

[28]  Cf. C. Perrot, art. « Synagogue », dans Supplément au Dictionnaire de la Bible, XIII/74-75, Letouzey, Paris, 2005, col. 654-751.

[29] Par exemple à Qumrân dans 1QS IX,11 :.. jusqu’à ce que viennent un Prophète et les Messies d’Aaron et d’Israël.  

[30] Cf. C. Perrot, Jésus, Christ et Seigneur des premiers chrétiens, Desclée, Paris, 1997.

[31] «… d’autres (adversaires) disaient : Le Christ viendrait-il de Galilée? L'Écriture ne dit-elle pas que c'est de la race de David et du bourg de Bethléem que le Christ doit venir ? » (Jn 7,41-42).

[32] Reprenons la conclusion de P. Grelot : De toute façon, Mt 1-2 et Luc 1-2 doivent être lus comme deux mises en forme d'une haggada chrétienne diversifiée, où les traditions reçues par des voies différentes servent de support à la présentation théologique de Jésus par les deus évangélistes (art. « Saint Joseph «, dans Dict. de Spiritualité. VIII/2 (1974), col. 1289-1301).