POUR UNE THÉOLOGIE DES PROCESSIONS
UN DÉPLACEMENT SPATIAL EN VUE D'UNE
CONVERSION CORDIALE
Cette manière large, englobante, de définir
la procession s’accole à bien des formes de la vie religieuse. Carnac, par
exemple, est célèbre pour ses milliers de menhirs alignés en une dizaine de
files, d’est en ouest, sur plusieurs kilomètres, en trois ensembles se
terminant par une enceinte semi-circulaire. Les archéologues aujourd’hui y
voient volontiers la conjonction de deux éléments fondamentaux du
sanctuaire-type dans la plupart des religions primitives : l’espace sacré,
l’enceinte, lieu privilégié du contact avec le divin, clairement séparé de
l’espace sauvage environnant, et la voie sacrée, qui permet l’accès initiatique
à ce haut lieu. Voie sacrée dont les alignements de menhirs délimiteraient un
parcours processionnel remontant à la nuit des temps.
Les religions de l’Antiquité ont laissé des
traces des rites processionnels : intronisation du roi et sa manifestation
(son épiphanie) dans les principales villes de son royaume, cortèges funèbres
dans l’Égypte des pharaons, panathénées en Grèce, processions lustrales à Rome.
On vous a déjà évoqué les processions dans la Bible. Qu’en est-il du
christianisme ?
Si « les vrais adorateurs doivent adorer
le Père en esprit et en vérité » (Jn 4, 23), l’Église n’a jamais vu
dans cette parole du Christ une opposition à une tradition humaine
universelle : le culte des lieux, qui est à la source des rites de
procession et de pèlerinage. Pour les Juifs devenus chrétiens, Jérusalem demeurait
la ville sainte, avec le Temple, ses fêtes et ses processions solennelles.
Jésus lui-même ne « montait-il » pas à Jérusalem pour la Pâque, la
Fête des Tentes ou la Dédicace ?
La ruine du Temple, l’époque des persécutions
et l’opposition des chrétiens aux spectacles et aux fêtes des cultes païens ne
pouvaient que restreindre les manifestations extérieures de la foi aux trois
premiers siècles. Mais le christianisme n’est pas une religion désincarnée et
n’attendait que l’occasion favorable pour s’exprimer à l’extérieur des lieux de
culte. À travers les siècles et bien des mutations, processions et pèlerinages
ont répondu aux besoins profonds de la psychologie religieuse, dans des formes
où la liturgie rejoint la religion populaire, et dans une symbiose, toujours à
vérifier, de la religion et de la foi.
Avant même de rechercher une typologie des
processions, une première caractéristique s’impose, c’est leur origine locale.
Dès la période des persécutions, certaines démarches communautaires prennent
l’allure de manifestations extérieures de la foi. Ainsi, après le martyre de
saint Cyprien en 258, le transfert de son corps au cimetière se fait
« avec des cierges et des torches, dans la joie d’un véritable triomphe ».
Avec l’édit de Milan (313) sur la liberté
rendue à l’Église, les lieux, ce sont les grandes basiliques dues à la
munificence de Constantin, de sa mère sainte Hélène et d’autres membres de sa
famille.Ces basiliques sont élevées à Rome sur les tombes de Pierre, Paul,
Laurent, Agnès ; à Jérusalem sur les lieux sanctifiés par le Christ. Le culte
chrétien peut s’organiser et se développer de manière à pouvoir accueillir la
messe des nouveaux chrétiens. Ceux-ci, fraîchement convertis, ont besoin de
retrouver dans la liturgie chrétienne un éclat comparable à celui des fêtes
païennes qu’ils avaient connues. Démarche collective et chantante, où le corps
prie autant que le cœur, la procession a été une des formes du culte qui rendit
le christianisme populaire.
« Populaire ». L’adjectif associé à
christianisme a donné lieu, il y a quelques décennies, à un âpre débat sur la
religion populaire. La procession en est une de ses manifestations. Le fait de
marcher ensemble répond à un besoin primaire d’agrégation, par lequel le groupe
acquiert de la consistance. La procession ajoute à la célébration habituelle un
élément psychologique important : le fait de prier, souligné par le
mouvement. La prière y trouve une expression plus fervente, la communauté y est
renforcée dans son unité. On marche non seulement pour atteindre un but, mais
aussi pour vivre la route. La pénitence, la supplication, l’action de grâce
peuvent s’exprimer de diverses manières. Ce qui est propre à la procession,
c’est de ritualiser l’expression de ces mouvements dans la marche, en
manifestant l’insertion des hommes dans la vie qui se déroule en dehors des
lieux sacrés, là où ils vivent et travaillent. La procession rappelle à des
hommes menant une vie sédentaire qu’ils sont des pèlerins, elle réveille la
partie nomade de leur être, elle leur dit que leur demeure d’ici-bas n’est pas
stable mais transitoire. Procession et pèlerinage sont des actes très proches
– au point d’interférer – dotés d’un même symbolisme. Le pèlerinage a
un sens plus large que la procession. La procession peut être la partie
ritualisée du pèlerinage, mais si le pèlerinage peut être individuel, la
procession est toujours communautaire. Symbole ouvert, avec une grande liberté
d’adaptation et de créativité, la procession est en grande partie tributaire de
la coutume et soumise aux aléas des changements qui affectent la société, y
compris les communautés chrétiennes.
Avec le mouvement de marche, ce qui
caractérise la procession, ce sont les chants. Ils sont empruntés en premier
lieu aux psaumes, traités le plus souvent avec un refrain. Ils rythmaient déjà
les marches religieuses d’Israël : « Allez vers le Seigneur parmi les
chants d’allégresse » (Ps 99), « Rameaux en mains, formez vos
cortèges jusqu’auprès de l’autel » (Ps 117), « Je conduisais
vers la maison de mon Dieu la multitude en fête, parmi les cris de joie et les
actions de grâce » (Ps 41). Le refrain « Béni soit celui qui
vient au nom du Seigneur » (Ps 117, 26) accompagne la procession
de la présentation du Seigneur comme celle des Rameaux à Jérusalem au IVe
siècle. Aujourd’hui encore, l’Ordo exsequiarum (1969) prévoit ou suggère
le chant de psaumes pour les funérailles. Pour la
procession des Rameaux, le Missel actuel prévoit les Psaumes 23 et 46 avec les
deux antiennes Pueri Hebraeorum, et pour le 2 février le cantique Nunc
dimittis.
Aux psaumes s’est ajoutée par la suite la
litanie, forme de chants très populaire, parce que de composition très
simple : à des invocations données par un soliste ou un petit groupe de
chantres, la foule répond par une acclamation brève et invariable. Puis ce furent les hymnes des poètes francs, comportant
un refrain de la foule. Certaines de ces compositions ont survécu jusqu’à nos
jours (Gloria, laus, O Redemptor, Pange lingua). De son côté, la
tradition monastique et canoniale a créé un autre style de chants de
procession, cette fois sans participation populaire, composés d’antiennes
ornées et de répons. Cette tradition a été développée dans les Processionnaux,
en France en particulier, mais a presque disparu du rite romain.
Comment répertorier les différents types de
processions ? Tout d’abord, à l’heure actuelle, les processions ne
semblent pas engager l’Église romaine outre mesure. Il faut bien constater que
le Rituel romain, resté inachevé, attend encore un titre analogue à celui de
1614 : De processionibus. Pourtant, le Cérémonial des Évêques
(1984) reprend pratiquement mot à mot la définition du Rituel de Paul V :
Les processions
publiques sont des supplications solennelles que fait le peuple de Dieu sous la
conduite du clergé en allant en ordre surtout d’un lieu sacré à un autre lieu
sacré, avec des prières et des chants. L’Église a conservé cet usage qui
remonte à la plus antique institution des saints Pères, soit pour exciter la
piété des fidèles, soit pour commémorer les bienfaits de Dieu et lui rendre
grâce, soit pour implorer le secours divin, et l’on doit également les célébrer
avec piété ; elles embrassent en effet de grands et divins mystères et
ceux qui les suivent pieusement obtiennent de Dieu des fruits salutaires de piété
chrétienne. Il appartient aux pasteurs d’âmes d’en avertir les fidèles et de
les en instruire. (n. 1093)
Quatre éléments constituent donc la
procession. 1) C’est un cheminement en ordre, qui suppose le déplacement réel
de tous ceux qui y prennent part, et leur groupement harmonieux en rangs et
catégories : c’est la manifestation organique d’un peuple, non un
attroupement tumultuaire. 2) C’est le cheminement de toute une Église :
peuple fidèle et clergé ; c’est une assemblée liturgique en marche que le
clergé guide et préside. 3) La procession a son point de départ et son terme
dans des lieux sacrés qui en principe doivent être distincts : non pas
qu’il faille toujours aller d’une église à une autre église, mais d’un lieu où
l’on est assemblé pour une prière liturgique à un autre lieu où se déroulera un
autre acte liturgique. C’est ainsi que la procession du viatique va de l’église
à la demeure du mourant qui reçoit la communion, la procession des Rameaux part
d’un lieu où l’on a fait la bénédiction des palmes, édifice du culte ou non,
vers l’église où se célébrera la messe. 4) C’est une « supplication
solennelle », c’est-à-dire un temps exceptionnellement fort dans la vie
liturgique ; voilà pourquoi une catéchèse doit la précéder et des chants sont
prévus pour accompagner toute la durée du cheminement.
Cela vaut pour les processions dans leur
ensemble, mais s’il faut les répartir en diverses catégories, le Cérémonial
des Évêques de 1984 se contente de reprendre la distinction du Rituel de
1614 :
Les processions sont
ordinaires si elles se font durant l’année à jours fixes, selon les livres
liturgiques ou la coutume des Églises ; extraordinaires, si elles sont
assignées à des jours particuliers pour une cause publique (n. 1094). Parmi les
processions ordinaires, viennent en premier lieu la procession pour la fête de
la Présentation du Seigneur, celle du dimanche des Rameaux, celle de la veillée
pascale, qui évoquent des mystères du Seigneur ; mais aussi la procession
du Saint Sacrement après la messe de la solennité du Corps et du Sang du
Christ. (n. 1095)
Le Cérémonial distingue justement les
processions qui évoquent les mystères du Seigneur, de la procession du Saint
Sacrement, qui est d’un autre ordre, dévotionnelle et plus tardive, car elle
relève de l’époque médiévale.
Les processions qui se rapportent directement
à l’histoire du Salut sont les plus significatives et aussi parmi les plus
anciennes et universelles, à commencer par Jérusalem. Elles constituent le
déploiement symbolique de la lecture biblique qu’elles accompagnent.
Depuis sa découverte en 1884, le journal de
voyage de la pèlerine Égérie (ou Éthérie) qui date de 380 environ nous permet
d’entrevoir ce qu’étaient les célébrations liturgiques déjà bien en place à
l’époque où l’évêque de la ville sainte s’appelait saint Cyrille (v.
350-380/7). On est frappé par le caractère populaire, largement gestuel et
ambulatoire de ces célébrations, vraies liturgies processionnelles, qui ont été
universellement reprises dans la chrétienté.
La description de l’année liturgique
commence, après une lacune malheureuse, par le refrain : « Béni soit
celui qui vient au nom du Seigneur » (Ps 117, 26), chanté
pendant la procession qui ramenait de nuit pour l’Épiphanie (l’équivalent
oriental de la Nativité romaine) l’évêque, le clergé et les fidèles, de
Bethléem, où l’on avait célébré des vigiles solennelles, à Jérusalem.
À cause des moines qui
vont à pied, on est obligé d’aller tout doucement. On arrive à Jérusalem à l’heure
où l’on commence à pouvoir se distinguer l’un l’autre, avant pourtant qu’il
fasse jour. [Longue procession nocturne de quatorze kilomètres…] Pendant trois
jours, on se rend de même à l’église du Golgotha, qu’a fait bâtir Constantin,
le quatrième jour, à l’Éléona, une bien belle église qui est sur le mont des
Oliviers. Le cinquième jour, c’est au Lazarium, qui est à peu près à quinze
cents pas de Jérusalem, le sixième jour à Sion, le septième à l’Anastasis, le
huitième à la Croix. Ainsi donc, pendant l’Octave, toute cette pompe se déplace
dans les lieux saints que je viens de nommer. (n. 25)
Les lieux saints sont la basilique
constantinienne de Bethléem, au-dessus de la grotte de la Nativité ; à
Jérusalem, l’église du Golgotha, appelée aussi la Croix, l’Éléona (l’Olivaie),
autre basilique constantinienne sur le mont des Oliviers ; Sion, la
basilique qui rappelle le souvenir du Cénacle ; l’Anastasis (la
Résurrection), vaste rotonde qui enchâsse le Tombeau du Christ.
« Le quarantième jour après l’Épiphanie
se célèbre vraiment ici avec une très grande solennité. Ce jour-là, il y a une
procession à l’Anastasis, tout le monde la suit » (n. 26) : la fête
de la présentation du Seigneur, transposée ensuite en Occident le 2 février, ne
porte pas encore de nom, elle ne sera pourvue de lumières qu’au siècle suivant,
mais c’est déjà avant tout une procession qui la caractérise.
Les déplacements s’imposent pour suivre le
Christ jour après jour, dans la grande semaine de la Passion. La procession des
Rameaux, particulièrement, impressionne notre pèlerine :
Quand commence la
neuvième heure, on monte avec des hymnes jusqu’à l’Imbomon, l’endroit où le
Seigneur est monté aux cieux, et on s’assied là. Car tout le peuple, en
présence de l’évêque, est toujours invité à s’asseoir ; seuls les diacres
restent toujours debout. On dit là aussi des hymnes et des antiennes
appropriées au lieu et au jour ; de même les lectures qu’on y intercale et
les prières. Quand la onzième heure commence, on lit ce passage de l’évangile
où des enfants, avec des rameaux et des palmes, vinrent à la rencontre du
Seigneur en disant : « Béni soit celui qui vient au nom du
Seigneur .» Aussitôt après, l’évêque se lève ainsi que tout le peuple,
puis, du sommet du mont des Oliviers, on fait tout le chemin à pied. Tout le
peuple va devant l’évêque, avec des hymnes et des antiennes, en répondant
toujours : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » Et
tous les enfants du pays, jusqu’à ceux qui ne peuvent pas marcher parce qu’ils
sont trop jeunes et que leurs parents portent sur leurs épaules, tous tiennent
des rameaux, qui de palmier, qui d’olivier ; et ainsi on escorte l’évêque
de la même manière qu’a été escorté alors le Seigneur. Du sommet de la montagne
jusqu’à la ville, puis à travers toute la ville jusqu’à l’Anastasis, tous font
le chemin à pied, même les dames, même les notables, et ils escortent l’évêque
en disant les répons ; et ainsi lentement, lentement, pour que le peuple
ne se fatigue pas, on arrive à l’Anastasis alors que c’est déjà le soir. Lorsqu’on
y est arrivé, bien qu’il soit tard, on fait le lucernaire, on fait encore une
prière à la Croix et on congédie le peuple. (n. 31)
Dans cette procession, l’anamnèse liturgique
prend une allure historique, mais la visée demeure unifiée et mystérique.
Le journal d’Égérie se termine, dans son état
actuel, sur la fête des Encénies, autrement dit la dédicace de la basilique de
l’Anastasis qui eut lieu le 13 septembre 335. Les fêtes décrites par la
pèlerine avaient donc déjà une histoire d’une cinquantaine d’années, fêtes
liées à une date historique, mais en relation avec le mystère de la Croix
(« parce que la croix du Seigneur fut découverte ce jour-là ») et en
lien avec la dédicace du Temple : « On trouve encore dans les Saintes
Écritures que le jour des Encénies est celui où Salomon, après avoir achevé la
maison de Dieu qu’il avait édifiée, se tint devant l’autel de Dieu et pria,
comme il est écrit dans les livres des Paralipomènes. » Les fêtes attirent
des foules de moines, plus d’une cinquantaine d’évêques et avec eux leur clergé
en grand nombre. « On célèbre la fête pendant huit jours : chaque
jour on va en procession aux divers lieux saints, comme à Pâques et à
l’Épiphanie. » (n. 48-49)
À côté de ces processions qui gardent une
allure historique (et comment pouvait-il en être autrement à Jérusalem ?),
Égérie évoque les processions de l’octave pascale, qui sont d’un autre
genre : l’imitation historique fait place à la mystagogie des nouveaux
baptisés que les fidèles et le clergé accompagnent :
Le premier jour, le
dimanche, on se rassemble à l’église majeure, c’est-à-dire au Martyrium ;
de même le lundi et le mardi. Toutefois, après le renvoi, on va toujours du
Martyrium à l’Anastasis avec des hymnes. Le mercredi, on se rassemble à
l’Éléona, le jeudi à l’Anastasis, le vendredi à Sion, le samedi devant la
Croix, le dimanche de l’octave à nouveau en l’église majeure, au Martyrium.
Durant l’octave de Pâques, chaque jour après le déjeuner, l’évêque, avec tout
le clergé et tous les néophytes […] et tous ceux du peuple qui le veulent,
montent à l’Éléona. […] Quand on a dit les psaumes et fait la prière, on
descend de là jusqu’à l’Anastasis, avec des hymnes, à l’heure du Lucernaire. On
fait cela pendant toute l’octave. Mais le dimanche de Pâques, après le renvoi du
Lucernaire à l’Anastasis, tout le peuple escorte l’évêque à Sion, avec des
hymnes. (n. 39)
Ainsi rencontre-t-on à Jérusalem dès le ive siècle deux types de
démarches processionnelles : la première met l’accent sur les lieux où le
Christ est né, a vécu, a souffert ; la seconde utilise les lieux et les
sanctuaires en fonction des besoins pastoraux. Ces deux genres de procession se
retrouveront ailleurs.
À Rome, les lieux sont les églises : les
basiliques constantiniennes du Latran et les autres, Sainte-Marie-Majeure
édifiée vers 435 et les nombreuses églises qui succèdent aux anciens titres. Le
tout forme un dense réseau qui va être mis à profit par les évêques de Rome.
Car c’est le sens pastoral qui l’emporte ici. On constate un système original,
l’organisation des stations, véritable quadrillage progressif de la ville, du ve au viiie siècle : à date régulière prévue par
le calendrier (les Quatre-Temps, les jours de Carême, l’octave de Pâques et de
la Pentecôte, certaines fêtes), l’évêque de Rome rassemblait le clergé et le
peuple. Jusqu’en 1970, le Missel romain a gardé la mention des églises
stationnales, même si certaines avaient disparu (Cyriaque, Eusèbe, Tryphon). Au
total, quarante-deux églises sont ainsi désignées pour ce qu’on appelle la
station, mais trente et une ne le sont qu’une fois par an. Le dispositif mis en
place obéissait à une volonté de faire participer chaque quartier de Rome à
tour de rôle à l’eucharistie commune, en réservant les grands édifices pour les
rassemblements les plus importants : ainsi la basilique du Latran pour les
fêtes pascales (Rameaux, Jeudi Saint, Nuit pascale, Veillée de Pentecôte), la
basilique vaticane pour les ordinations le samedi des Quatre-Temps, Sainte-Marie-Majeure
pour dix jours dans l’année, dont Noël et le jour de Pâques.
Le rassemblement du clergé et des fidèles (collecta)
se faisait à une église déterminée d’où l’on se rendait en procession, au chant
des psaumes et des litanies, dans l’église de la station où le pape célébrait
la messe. Ainsi, le mercredi des Cendres, la procession se formait à l’église
Sainte-Marie in Cosmedin à peu de distance du Tibre pour monter, lentement, sur
l’Aventin jusqu’à Sainte-Sabine.
De Rome, le système stationnal avec procession
suivie de l’eucharistie fut imité à Milan et à Ravenne, en Gaule et en
Germanie. On cherchait à se conformer à ce qui se faisait à Rome. Ainsi, à Metz
au viiie siècle,
trente-cinq églises dans la cité ou hors des murs servaient de stations pour le
Carême et la semaine de Pâques.
Pour sa part, le Missel de Paris resta
fidèle, jusqu’à sa disparition en 1872, à des stations de Carême dans quinze
églises. Les lundis, mercredis et vendredis seulement, comme à Rome au temps de
saint Léon le Grand.
La procession des Rameaux entra, semble-t-il,
tardivement dans la liturgie papale (ixe
siècle ?) et sans beaucoup d’éclat : le pape se contentait de
distribuer des palmes bénites dans une chapelle du Latran, puis la procession
descendait vers la basilique par le chemin le plus court, en chantant les
antiennes et le Gloria, laus, qui se maintinrent dans le Missel
romain. Au contraire, dans les églises de Rome comme dans tout l’Occident, la
procession des Rameaux reçut un caractère triomphal en l’honneur du Christ Roi,
avec à Rome un développement excessif des prières de bénédiction des rameaux.
La procession du Vendredi Saint se trouve
introduite dans la liturgie papale au viiie
siècle, avec des traits plus orientaux que romains : au chant du psaume
118, le pape, escorté d’évêques, de prêtres et de diacres, se rendait du Latran
à la basilique de la Sainte-Croix, pieds nus, l’encensoir à la main, marchant
devant la relique de la Croix portée par un diacre dans une cassette précieuse.
Les fêtes pascales commencent, encore
aujourd’hui, par une procession de l’assemblée à la suite du cierge pascal dans
l’église plongée dans le noir. Le prêtre d’abord, puis tous les fidèles
allument leur propre cierge à la flamme du cierge pascal, en acclamant le
Christ, lumière du monde. Cette procession évoque aussi « la nuit de
veille pour le Seigneur, quand il fit sortir d’Égypte les fils d’Israël (Ex.
12, 42), le passage de la mer guidé par une colonne de nuée (Ex 14, 19), le
cheminement du peuple hébreu dans le désert à la suite de la colonne de feu (Ex
13, 22) ».
C’était aussi, au ive siècle, la nuit sainte des baptêmes, qui
conduisait le pontife et les futurs baptisés de la basilique du Latran au
baptistère, au chant d’une première litanie, du baptistère à l’oratoire de la
Croix pour leur confirmation, au chant d’une deuxième litanie, et de là à la
basilique avec les néophytes vêtus de blanc, au chant d’une troisième litanie.
Le jour de Pâques et pendant l’octave, les
néophytes escortent le pape dans diverses églises de Rome, mais chaque jour,
les vêpres au Latran les font passer en procession de la basilique au
baptistère, puis à l’oratoire de la Croix et enfin sous le portique du
baptistère, où trois sortes de vins sont servis.
Longtemps après la décadence de la veillée
pascale célébrée en plein jour et sans baptêmes, l’abandon des
« glorieuses vêpres de Pâques », comme les appelait Amalaire, des
cathédrales de France avaient maintenu la triple litanie ; et à Paris,
encore au xviiie siècle,
les vêpres se déroulaient avec procession de Notre-Dame au baptistère
Saint-Jean-le-Rond, se poursuivaient en farandole sous le cloître, chanoines
compris, au chant de l’O filii et se terminaient par une collation bien
méritée dans le réfectoire de l’archevêque.
Rome connaissait aussi d’autres processions
festives : au jour anniversaire des martyrs, on accourt vers leurs églises
aux divers cimetières hors les murs ou dans la ville quand leurs reliques y
furent transférées ; des processions s’organisent, surtout pour les
apôtres Pierre et Paul, comme en témoigne une hymne de saint Ambroise :
« Des multitudes en marche parcourent les rues d’une si grande ville, sur
trois chemins différents, on célèbre les saints martyrs. »
Ces trois chemins sont ceux qui mènent au Vatican, à la basilique de la voie
d’Ostie et à la basilique des apôtres de la Via Appia, connue
aujourd’hui sous le nom de Saint-Sébastien.
Plus intéressant pour le thème de cette
session : vers la fin du viie
siècle, le pape d’origine syrienne Serge Ier (687-701) ordonna de
faire une procession, partant de Saint-Adrien au Forum romain jusqu’à Sainte-Marie-Majeure,
aux quatre fêtes « de l’Annonciation du Seigneur, de la Dormition et de la
Nativité de la sainte Mère de Dieu et toujours vierge, Marie, et de
Saint-Siméon, que les Grecs appellent Ypapante [Rencontre] ».
Ces quatre fêtes existaient déjà à Rome. En les dotant d’une procession
liturgique, le pape Serge leur donnait de l’éclat et surtout établissait entre
elles un lien marial qui devait s’imposer : le 2 février, qui célébrait la
rencontre du vieillard Siméon avec le Messie attendu, allait recevoir en pays
francs, au milieu du viiie
siècle, l’appellation de Purification de Marie ; le 25 mars devait aussi
infléchir son nom dans un sens marial, en passant de l’Annuntiatio Domini à
Annuntiatio beatae Mariae Virginis. Pour le 15 août, l’appellation
grecque de Dormition passa à celle d’Assomption également au viiie siècle, et l’oraison de
la collecte à Saint-Adrien dans le Sacramentaire grégorien exprime déjà avec
netteté la foi commune de l’Église (sancta Dei genitrix mortem subiit
temporalem, nec tamen mortis nexibus deprimi potuit, quae Filium tuum Dominum
nostrum de se genuit incarnatum). La piété populaire
ajouta jusqu’au xvie
siècle une procession nocturne aux flambeaux accompagnant l’icône du Christ du
Latran au Forum et de là à Sainte-Marie-Majeure : le Christ venant saluer
sa Mère. De ces quatre fêtes seule la procession le 2 février, avec les cierges
allumés, devait garder sa popularité jusqu’à nos jours, sous le nom en France
de Chandeleur.
À côté de ces processions festives, axées sur
les mystères du Christ, la liturgie latine a connu d’autres processions,
appelons-les lustratives, qui se sont substituées à des rites du paganisme. Ce
sont les Rogations en Gaule, la Litanie majeure à Rome.
Vers 470, saint Mamert, évêque de Vienne,
fixa aux trois jours précédant l’Ascension une procession de supplication,
accompagnée de jeûne (en plein Temps pascal !) pour obtenir la fin de
tremblements de terre dans la région de Lyon et Vienne. On appela ces
processions les Rogations : leur nom indique bien leur fonction, et le
premier concile d’Orléans en 511 les étendit à toute la Gaule. Succédant
peut-être à de vieux rites agraires, les Rogations demeurèrent jusqu’au milieu
du xxe siècle un des
temps forts de l’année dans un pays essentiellement rural. En parcourant les
chemins, le passage de la croix sacralisait l’espace paroissial, et la
communauté, qui la suivait en chantant la litanie des saints, remettait à Dieu
les travaux des champs et la fécondité de la terre.
Rome avait une procession semblable le 25
avril, la Litanie majeure, qui reprenait en partie le parcours de l’antique
procession des Robigalia. Partant de Saint-Laurent-in-Lucina, à
l’emplacement du fameux cadran solaire d’Auguste, elle prenait la Via Lata,
sortait de Rome par la porte Flaminienne, s’arrêtait successivement à la
basilique de Saint-Valentin et au pont Milvius. Mais, au lieu de poursuivre
dans la campagne romaine, comme aux Robigalia, jusqu’au temple du dieu
Robigo pour qu’il préserve les blés de la rouille (robigo), la
procession revenait vers la ville le long du Tibre pour aboutir à l’atrium de
la basilique vaticane. C’était, rappelle saint Grégoire le Grand, une
procession de supplication (supplicantes cum hymnis et canticis
spiritualibus properemur), qui s’achevait à la basilique Saint-Pierre en
action de grâce (ut ibidem sacra mysteria celebrantes, tam de antiquioribus
quam de praesentibus beneficiis[…] in quantum possumus referre gratias mereamur).
Litanie majeure et Rogations ont disparu de
la liste des processions ordinaires. Les Normes universelles de l’année
liturgique (1969) rappellent bien leur objectif : « Aux Rogations
et aux Quatre-Temps, l’Église a coutume de prier le Seigneur pour les divers
besoins des hommes, en particulier pour les fruits de la terre et les travaux
des hommes, et de leur rendre grâce publiquement », mais elles
ajoutent : « Afin que les Rogations et les Quatre-Temps puissent être
adaptés aux divers besoins des lieux et des fidèles, il faut qu’ils soient
réglés, en ce qui concerne le temps et la manière de les célébrer, par les
Conférences épiscopales » (nn. 45-46). On ne peut reproduire dans un monde
urbanisé et dans n’importe quelle région de la terre ce qui a été prévu pour le
monde rural de l’Europe occidentale.
Bon nombre de processions sont destinées à
solenniser un déplacement nécessité par l’accomplissement même des rites, par
la nature des choses. En donnant à ce déplacement de l’éclat et du faste, en y
associant toute l’assemblée, on met en relief ce qui en fait l’objet, on permet
aux fidèles d’y exprimer leur dévotion. Ainsi en va-t-il pour la première
entrée de l’évêque dans sa ville épiscopale, pour le transfert de la réserve
eucharistique au reposoir le Jeudi Saint, à une moindre échelle pour la
procession du viatique et celle de la communion pascale des malades. Telles
sont également les processions que requiert l’action liturgique, même si elles
ne font mouvoir qu’une partie de l’assemblée : l’entrée des ministres à la
messe solennelle, les processions de l’évangile, de l’offrande, de la
communion, celle des saintes huiles à la messe chrismale, celle de l’ostension
et de la vénération de la croix le Vendredi Saint.
Deux de ces processions rituelles méritent
d’être soulignées : d’abord la translation solennelle des reliques pour la
dédicace d’une église. En Occident, l’initiative remonte à saint Ambroise en
386. Pour la dédicace de la basilique qui devait porter son nom et recevoir son
corps, il découvre providentiellement les restes des saints martyrs Gervais et
Protais, et après une nuit de prières auprès d’eux, il les fait porter
solennellement en procession pour les déposer dans la basilique à consacrer. L’Ordo
actuel de la dédicace (1977) a voulu rendre toute sa dignité à la translation
des reliques, au chant du Psaume 121 « pour signifier que le sacrifice des
membres du Corps trouve sa source et son modèle dans le sacrifice du
chef » (n. 14). Cela suppose évidemment des reliques notables et
authentiques. Même sans dédicace d’église, des transferts de reliques ont été
solennisés par des processions.
Les funérailles ne sont pas sans analogie
avec la translation des reliques. Comme pour les martyrs, on honore le corps
qui a été sanctifié par l’action de l’Esprit au moyen des sacrements. Le Rituel
actuel des funérailles (1969) a maintenu la plus ancienne tradition
romaine ; là où c’est encore possible, on se rend en procession au chant
des psaumes à trois stations : la maison du défunt, l’église et le
cimetière.
La coutume d’une procession au cimetière au
soir de la Toussaint, codifiée par les Processionnaux, témoigne de la communion
des fidèles de la terre avec les fidèles défunts et de la dimension
eschatologique de toute vie chrétienne.
Bien des livres liturgiques diocésains en
France prévoyaient aussi chaque dimanche avant la grand-messe une procession,
qui devait se dérouler tout d’abord à l’extérieur de l’église (les
monastères connaissent eux aussi une procession lustrative des locaux), mais
qui prit le plus souvent la forme d’un hommage à la Croix et d’une
solennisation du jour du Seigneur, après l’aspersion.
On y trouve également une procession solennelle pour l’Ascension, dont témoigne
déjà saint Grégoire de Tours (Hist. Fr. , V, 11) et qui s’est maintenue
chez les Dominicains. Ce jour-là, le Processionnal de Chartres (1865) prévoit
une disposition des chants particulière « là où l’on est dans l’usage de
faire la Procession à l’extérieur, avec station soit dans une Église, soit
devant une Croix ».
Le Cérémonial des Évêques les qualifie
ainsi « si elles sont assignées à des jours particuliers pour une cause
publique » (n. 1094). Bien des processions ont gardé leur caractère
singulier, lié le plus souvent à des temps de calamité ou de malheur
public : guerre, pluies désastreuses, épidémie, etc. À peine devenu pape
le 3 septembre 590, saint Grégoire le Grand prescrivit une procession à
Sainte-Marie-Majeure à partir des sept régions de Rome pour conjurer le fléau
des inondations de l’année précédente. Il recommença en 603. Deux ans
auparavant, il avait exhorté les évêques de Sicile à faire des processions deux
fois par semaine devant les malheurs de l’invasion de l’île. À Paris,
survient-il un fléau ou la menace d’un danger important, une procession
solennelle portait à Notre-Dame la châsse de sainte Geneviève : on en
compte cinq au xiiie
siècle, cinq encore au xive,
onze au xve,
quarante-quatre au xvie.
Le rythme se ralentit ensuite : sept au xviie,
deux seulement au xviiie.
Ce rythme est-il l’indice d’une diminution des périls, ou de la confiance en la
sainte de Paris ; ou encore d’un moindre intérêt du chapitre de chanoines,
désormais initiateurs des processions ? La Bretagne, fertile en
processions, a connu un pèlerinage-procession mémorable en 1634 : celui de
Pont-L’Abbé, acte de pénitence et d’action de grâce pour la protection de
sainte Anne sur la ville lors d’une épidémie de peste. De Pont-L’Abbé à
Sainte-Anne d’Auray, cela faisait vingt-cinq lieues à parcourir à pied. L’ordre
de marche avait été rigoureusement réglé à l’avance : les vingt carmes du
couvent avec leur croix, et deux bannières portées par deux recteurs des
environs, puis les hommes, trois par trois, enfin les femmes dans le même
ordre, chacun des groupes devant rester complètement séparé des autres.
L’arrivée dans les villes et bourgades, comme la sortie, se faisaient toujours
en procession, avec croix et bannières levées. Et le nombre des pèlerins ne
cessa d’augmenter. Le soir du quatrième jour, les carmes de Sainte-Anne
allèrent de leur côté en procession recevoir leurs frères de Pont-l’Abbé et la
foule des pèlerins.
En général, cependant, les processions contre
la peste suivent un itinéraire de circumambulation, à la fois rempart et
exorcisme du mal, remède pour toute la ville. Celle du Saint-Cordon de
Valenciennes en est l’exemple, souvent suivi : en 1304, les consuls de
Montpellier offrent à Notre-Dame des Tables un cierge faisant le tour des
remparts de la ville, Amiens fait de même en 1418, Compiègne en 1453, Louviers
en 1468 et 1472, Chalon-sur-Saône en 1494 en l’honneur de saint Vincent, Nantes
en 1490 puis en 1501 en l’honneur de saint Sébastien, Mantes en 1502 en
l’honneur de saint Roch.
Il arrive parfois que la réclamation de la
population se heurte à la résistance de la hiérarchie. À Milan, en 1630, le
cardinal Borromeo craignait en effet les risques de contagion avec un
rassemblement d’une multitude. Il finit par céder à la demande de la
municipalité et, le 11 juin, la châsse de saint Charles, son oncle, canonisé
vingt ans plus tôt, fut sortie dans les rues de la ville.
Normalement ces processions votives répondent
à un besoin momentané, mais elles peuvent aussi se renouveler d’année en année,
telle la procession dansante d’Echternach au Luxembourg, le mardi de Pentecôte,
attestée au xve siècle
et qui continue avec ferveur jusqu’à nos jours. Il en va de même pour le Tour
du Saint Cordon de Valenciennes, renouvelé régulièrement chaque année depuis
1008. Telle est aussi « […] la procession générale qui se fait tous les
ans le huitième de May, en action de grâces à Dieu pour la délivrance de la
Ville d’Orléans du siège des Anglois par l’entremise de Jeanne d’Arc,
communément appelée la Pucelle d’Orléans. Ce qui est arrivé […] l’An de Notre
Seigneur 1429 sous le règne de Charles VII […] ».
Extraordinaires aussi, les grandes
processions de missions, qui ont sillonné tout l’Ouest de la France et
au-delà, depuis le bienheureux Julien Maunoir et saint Louis-Marie Grignion de
Montfort. Leur scénographie spectaculaire attirait les foules et avaient un
impact durable, telle la procession de la croix de mission, comme le raconte le
curé de Brissac en Anjou, après la mission organisée dans sa paroisse en 1707
par un groupe de pères jésuites :
Le Père [supérieur]
avoit fait faire une croix de plus de soixante pieds de longueur, avec les
principaux instruments de la Passion. Cette croix étoit à un bout de la ville,
dans un endroit spacieux, et on avoit choisi à l’autre bout pour la planter un
lieu éminent et commode pour la dévotion des fidèles. Il résolut de la faire
porter par des pénitents, comme il avoit fait ailleurs avec beaucoup de fruict,
afin de rendre la cérémonie plus touchante. Il proposa son dessein en
chaire : chacun vint aussitost s’offrir à etre du nombre de ces
penitents ; on vit mesme une ste émulation entre les habitants de Brissac
et ceux des paroisses voisines, à qui porteroit cette croix ; le trop
grand nombre eut embarassé. le Père en choisit seulement 200, qui se trouverent
le dimanche 18 septembre dans la chapelle du cimetière, qui joint le lieu où
etoit la croix.
Vespres etant finies,
le penitents sortirent de la chapelle, la teste decouverte et les pieds nuds,
car le Père leur avoit deffendu de faire davantage, et marcherent deux à deux
la vüe baissée et les bras croisés, jusques à la grande porte de l’église
paroissiale où le clergé composé de plus de quarante ecclésiastiques se joignit
à eux et les suivit jusques au lieu où étoit la croix.
Sitost que la
procession y fut arrivée, le Père bénit la croix et l’adora. Le clergé et le
peuple l’adorerent après luy avec une piété et une religion qui touchèrent les
plus endurcis. On distribua ensuite tous les instruments de la Passion à
plusieurs du Clergé et aux plus distingués du peuple. (…) Les pénitents
levèrent ensuite le bois de la croix avec une facilité surprenante et le
porterent au lieu où il devoit estre planté, suivis du Clergé qui chantoit des
himnes, et du peuple qui étoit au nombre de plus de 6000 personnes.
Les missions ne sont plus qu’un souvenir, les
croix de mission ne sont pas remplacées, mais il est notable que, depuis
Jean-Paul II, les journées missionnaires mondiales sont devenues l’occasion de
la remise d’une croix de bois monumentale aux jeunes en prévision des jmj à venir.
Ce sont les plus nombreuses et aussi les plus
populaires, mais leur popularité est en raison inverse de leur importance
liturgique, et leur origine historique comme le mode de leur célébration ne
permettent pas toujours de voir facilement leur lien avec les mystères du
Salut.
La procession du Saint Sacrement, à la
solennité du Corps du Christ, est la dernière en date des processions
ordinaires, et à part des autres, car elle est de l’ordre de la dévotion. Elle
apparaît sporadiquement à la fin du xiiie
siècle à Angers (le Grand Sacre), à Cologne (1279), etc. Son usage reprend au
cours des xive et xv e siècles. Mais avec le
temps, elle est devenue la plus importante de toutes. « Comme célébration
particulière de la solennité du Saint Sacrement, la piété de l’Église a
institué une procession, par laquelle le peuple chrétien, accompagnant
solennellement l’Eucharistie à travers les rues, avec des chants et des
prières, donne un témoignage public de foi et de piété à l’égard de ce
sacrement.»
Née du désir de voir l’hostie, elle apparaît
comme un prolongement de la messe, alors que les autres se terminent par la
messe. Procession d’adoration, elle vise à susciter la foi des chrétiens en la
présence réelle, mais elle a acquis aussi un caractère de lustration : la
présence du Seigneur bénit la ville et tous ses habitants. Les conditions de vie
actuelles, les problèmes de circulation en ville, le mélange des chrétiens et
des non-chrétiens, font qu’une telle procession ne peut plus, comme autrefois,
être perçue partout comme « un signe commun de foi et d’adoration ». Il appartient donc à l’évêque diocésain de juger
de son opportunité et d’éviter qu’elle se déroule avec le risque de manquer au
respect dû au Saint Sacrement .
Les processions eucharistiques, dérivées de
celle de la Fête Dieu, ont été d’abord celles des jours de l’octave, puis du
Sacré Cœur, se sont multipliées au XIXe siècle (Lourdes en est un
exemple frappant) et ont abouti à l’institution des congrès eucharistiques
nationaux puis internationaux, ceux-ci pouvant être perçus comme les « stations »
de l’Église universelle dans des Églises locales à travers le monde.
Les quatre plus anciennes processions
mariales, nous l’avons vu, remontent à Rome à la fin du viie siècle, et elles ont été longtemps les
seules à solenniser les quatre « Notre Dame ». À partir du Moyen Âge,
avec le développement des pèlerinages et l’apparition des fêtes patronales, se
multiplièrent les processions : processions des reliques locales comme
rites de protection (processions des corps saints de la Très-Sainte-Trinité de
Vendôme, 1816 ; procession des reliques de saint Guénolé faisant le tour
de la petite paroisse de Locquénolé, paroisse du diocèse de Dol enclavée dans
celui de Léon, comme tour du propriétaire défendant son territoire ; fête
des saintes reliques à Dol même, le cinquième lundi de Pâques rassemblant
vingt-trois paroisses pour une grande procession autour des remparts) ;
procession d’images saintes (icônes et surtout statues) de la Vierge et des
saints. Elles peuvent avoir pour origine la découverte d’une statue aussi bien
qu’un événement marquant pour une ville, comme à Valenciennes, à Orléans.
En France, la plus célèbre procession mariale
est bien celle du 15 août, procession commémorative du vœu de Louis XIII,
consacrant à Notre Dame le royaume de France en 1638.
La procession, qui s’ajoutait à celle d’avant la messe, s’est célébrée avec
faste après les vêpres, au chant des Litanies de la Sainte Vierge, suivie à
l’église du psaume 19, du Sub tuum et d’une oraison particulière. Cette
procession s’est maintenue même sous le premier Empire, puisque c’était en même
temps l’anniversaire de Napoléon et celui du Concordat. Au xixe siècle, la piété mariale
s’est exprimée aussi dans une procession à la fête du Rosaire et même, à une
échelle réduite, dans une procession mensuelle après vêpres le dimanche autour
de l’église pour la congrégation mariale.
À l’époque baroque, le phénomène
processionnel avait atteint des proportions spectaculaires : les
processions, très nombreuses, des paroisses, des ordres religieux, des
confréries, se déployaient en grande pompe, non parfois sans procès de
préséance entre clergé séculier et régulier, entre chanoines et représentants
de l’autorité civile, voire même des rixes pour le port de croix ou de
bannières. Ces processions de dévotion ont pris les formes les plus variées, y
compris processions en bateau, procession de chevaux, de bêtes à cornes, etc.
et ont présenté des différences importantes entre ville et campagne. La mémoire
collective a assuré le maintien, pendant des siècles, de coutumes rituelles
locales, inconnues des livres liturgiques, parfois même désapprouvées par le
clergé, rendu plus pointilleux après le concile de Trente. Telles sont les
« ostensions » limousines des reliques des saints tous les sept ans,
la grande « Troménie » de Locronan tous les six ans. Il y en a bien
d’autres en Bretagne, le pays des pardons, qui comportent naturellement une
procession à la fontaine proche de la chapelle.
Ce sont là des manifestations de religion
populaire, qui n’attirent pas que des paroissiens pratiquants, qui sont faites
d’un ensemble de comportements et de pratiques rituelles plus ou moins en
accord avec ce que prescrit l’autorité épiscopale. Vers la fin du xviiie siècle, des évêques
ont cherché à endiguer le phénomène. Ainsi l’archevêque de Tours ordonnait le
15 mars 1777 la réforme générale des processions, demandait un état de toutes
celles en usage dans les paroisses, et prescrivait provisoirement de remettre
« toutes celles qui se font en l’honneur de quelque saint, au dimanche
d’après la feste après vêpres ». Le 16 mai suivant, le curé Corneille Clou
établit l’ « état des processions qu’on est dans l’usage de faire en
la paroisse de St-Martin de la ville de Ligueil, dans le cours de l’année,
outre celles de St Marc, des rogations, de la feste dieu et son octave ».
Cela va des lundi et mardi de Pâques « en chantant le chant joyeux de
pasques » – comprenons O filii et filiae – , « très
ancien usage, par dévotion », « le jour de la quasimodo »,
« le jour de la St Urbain 25 de may », « très ancien usage
établi, dit-on, par dévotion, en forme de vœu », « le jour de
l’assomption de la Ste Vierge » (avec trois processions), « le
lendemain 16 août, feste de St Roch, très ancien usage, establi dit-on dans une
année de maladie épidémique qui enleva beaucoup d’habitans », tous les
premiers dimanches de chaque mois et le dimanche dans l’octave de la feste
dieu, usage établi en 1737 en faveur d’une confrérie du Saint Sacrement, enfin
« le jour de St Laurent 10 d’aoust, second patron de cette
paroisse ». Pour le patron principal, saint Martin, rien n’est signalé.
L’attitude des évêques varie ainsi, selon les
périodes et les pays, d’une tolérance qui se veut accueillante, à une faiblesse
qui se laisse envahir, ou au contraire à une sévérité qui condamne et épure.
Les luttes anticléricales, à la charnière du xixe et du xxe siècle, vont trouver un
terrain de choix dans ces manifestations extérieures du culte que sont les
processions. À Lorient, les processions sont
interdites dès 1898 et même le port du viatique en 1904. À Brest, en 1904,
processions et port solennel du viatique sont interdits. Même les cortèges
funèbres doivent se dérouler sans croix, ni prêtre, ni aucun chant religieux.
Les interdits portant sur les processions permettent de dresser une
topo-géographie de l’anticléricalisme municipal. L’interdiction d’une
procession, dont la répétition annuelle constitue une empreinte au sol et une
référence temporelle forte, explique la vivacité des réactions de la
population, en particulier sous forme de pétitions ou de manifestations
massives, comme à Nantes en 1903, environ deux mille laïcs forment une
« procession » spontanée, sans clergé.
Enjeu de luttes politico-religieuses, les
processions peuvent aussi devenir un enjeu entre les fidèles et leur clergé. Le
curé de Ligueil, qui défend les processions de sa paroisse, et insiste sur la
décence qui les entoure, est bien obligé de constater des abus autour de la
chapelle Notre-Dame des Anges le 15 août.
À la procession du
matin, tout se passe décemment, mais à raison d’une forte assemblée qui tient
autour de la chapelle à ce jour de l’assomption, il se fait confusion vers le
temps de la grand messe, la chapelle estant trop petite pour contenir tout le
monde (quoique plus grande en elle-même que beaucoup d’églises paroissiales) ce
qui fait que plusieurs n’entendent la messe que du dehors et sans beaucoup de
dévotion. Quoique cette procession et grand messe fussent bonnes à supprimer à
cause du tumulte, il serait fort à craindre que, si l’assemblée subsistoit,
beaucoup ne la quitteroient pas et perdroient la messe ne voulant pas revenir
l’entendre à la paroisse. À la procession du soir, il se trouve peu de monde,
et moins encore au retour à raison de l’assemblée qui ne finit qu’au coucher du
soleil.
Partagées entre diverses tendances, happées
par la civilisation urbaine, obligée de composer avec une société en évolution
accélérée, les processions résistent. Certaines ont disparu, d’autres naissent.
Peut-on établir un bilan ? Il ne sera pas de l’ordre de la typologie, mais
de celui de la liturgie, qui leur a donné naissance. Quand la procession des
Rameaux cède le pas au dépôt des rameaux bénits sur les tombes, quand les
saints les plus importants aux yeux de l’Église sont moins populaires que des
saints guérisseurs ou protecteurs, quand ils sont vénérés autant, sinon plus,
pour leurs qualités de thaumaturges que pour le témoignage de vie chrétienne
qu’ils ont donné, quand leur patronage est recherché, avec une familiarité de
clientèle, pour un pays, une paroisse, une confrérie, le danger est là. Le
danger d’étouffement de la liturgie par la dévotion n’est pas illusoire. Le IIe
Concile du Vatican, en recommandant le bien-fondé des dévotions, comme sont les
processions, les maintint à une juste place. Elles ne doivent pas se substituer
à la liturgie, mais « s’harmoniser avec elle, en découler d’une certaine
manière et y introduire le peuple, parce que, de sa nature, la liturgie leur
est de loin supérieure ».
Actes proconsulaires sur le martyre de saint
Cyprien,
6, CSEL, 3, p. 114.
Six d’entre eux sont déjà indiqués au VIIIe
siècle à Rome. Voir Ordo Romanus 49,
dans Michel Andrieu, Les Ordines
Romani du haut Moyen Âge, t. iv,
Louvain, Spicilegium sacrum Lovaniense, 1956, p. 523-530.
Voir. Jean Évenou, « Les litanies d’intercession », Notitiae
264, 1988, p. 505-526.
Sur l’imposante procession des Rameaux à
Notre-Dame de Paris jusqu’à la Révolution, voir Jean Évenou, « La procession des Rameaux à Paris au XVIIIe
siècle », Ephemerides Liturgicae, CXII, 1998, p. 97-126.
Michel Andrieu,
Le Pontifical romain du XIIe siècle, Città del Vaticano, 1938, p.
239-241. Mais déjà, depuis le VIIe siècle, la bénédiction du feu
nouveau se faisait à midi, et la nuit pascale se célébrait en plein jour.
Tantae
per urbis ambitum/ Stipata tendunt agmina/ Trinis celebratur viis/ Festum
sacrorum martyrum. Dans l’hymne qui se trouve à laudes
dans la Liturgie des Heures le 29 juin, cette strophe n’a pas été reprise,
« parce que peu compréhensible en dehors de Rome », estimait Dom
Anselmo Lentini, responsable de l’hymnaire : Anselmo Lentini, Te decet hymnus, Typis
Polyglottis Vaticanis, 1984, p. 179.
Voir Liber Pontificalis, éd. Duchesne,
I, p. 376.
Cette oraison devait se maintenir dans les
missels diocésains français jusqu’à l’adoption au XIXe siècle de
livres romains, qui l’avaient oubliée.
La liturgie des Dominicains a conservé la
procession avant la messe du 15 août avec l’oraison Veneranda du
Sacramentaire grégorien.
Gregorii
I Regist, L. III, ep. 2. Il est possible que les Rogations aient
supplanté les jours d’Ambarvalia et la procession du 2 février la
procession lustrale de l’Amburbale : les vêtements de couleur noire
du pontife et des diacres, indiqués par un Ordo romain (Michel Andrieu, Les Ordines Romani du
haut Moyen Âge, t. iII, Louvain,
1951, p. 235), en seraient l’indice ; voir Donatien de Bruyne,
« L’origine de la Chandeleur et des Rogations », Revue Bénédictine,
34, 1922, p. 14-20 et Georges Dumézil,
La religion romaine archaïque, Payot, 1974, p. 168-170 et 239-242.
Par exemple, à Sainte-Anne d’Auray en 1639,
pour accueillir une relique de sainte Anne offerte par Louis XIII, une
procession de deux lieues et demie l’escorta depuis Auray avec croix,
bannières, cierges, hautbois, violons ; et de nouveau en 1833, pour une
autre relique donnée par Léon XIII, une procession parcourut quinze kilomètres
depuis Vannes, avec seulement deux stations à des chapelles, « ni les
chants, ni les prières ne furent interrompus un seul instant ». Sur les
autres routes, un grand nombre de paroisses, rangées autour de leurs bannières,
attendaient le signal des cloches pour se mettre elles-mêmes en marche et
entrer dans le village en même temps que la relique.
Du xvie
au xixe siècle,
beaucoup de diocèses de France ont édité leur propre Processionnal, dont
celui de Paris de 1739 a servi ensuite de modèle. Ceux qui ont pris le titre de
Processionnal romain (qui à Rome n’existe pas) se sont contentés
d’adopter des répons du Bréviaire romain. Ces livres, trop méconnus, sont
souvent riches de répons et de collectes qui coloraient chaque fête et temps
liturgique.
Titre du rituel, imprimé à Orléans en 1790.
Voir François Lebrun, « Une mission à Brissac »,
Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 81, 1974, p. 517-535 ;
ici p. 532-533.
Cérémonial des Évêques, n. 386.
Voir ibid. Alors que le Rituel romain
se contente d’indiquer pour la procession du Saint Sacrement les hymnes de l’office
du jour, les processionnaux des diocèses de France développent considérablement
le répertoire des chants et des oraisons aux nombreuses stations prévues (douze
à Paris). Une étude de cette section des processionnaux, même quand ils
s’intitulent « romains », serait instructive.
On trouve des documents sur cette procession
dans le Rituel de Belley, 1830, t. 3, p. 200-205.
Un supplément du bimensuel du diocèse de
Vannes signale de juillet à mi-septembre 2009, 96 pardons, et la liste n’est
pas complète.
Le 25 juillet 1777, l’archevêque maintient
les processions qui se font le dimanche, celles du lundi et du mardi de Pâques
seulement autour de l’église, celle de l’Assomption, et renvoie les autres au
dimanche suivant. Voir documents dans Annales de Bretagne et des Pays de
l’Ouest, 83, 1976, p. 365-369.
Ainsi la procession aux flambeaux du 15 août
à Rome a-t-elle été supprimée par Pie V.
Michel Lagrée,
« Processions religieuses et violences démocratiques dans la France de
1903 », French Historical Studies, vol. 21, n° 1, 1998, p. 770-799.
Sacrosanctum Concilium, 13. Voir Jean Évenou, « La liturgie, ferment de
rénovation des dévotions traditionnelles », dans I Congreso internacional
de Hermandadas y religiosidad popular, Libro de actas, Sevilla, 1999, p.
128-134.